Les opinions sur
l'identité de ce qu'on appelle aujourd'hui "art numérique
" sont très controversées. Les enthousiastes
parlent d'une nouvelle Renaissance artistique. Les
sceptiques sont d'avis que "l'art numérique "
est juste une autre forme, un nouveau médium complémentaire
au papier et aux toiles, qui ne pourra jamais les
remplacer entièrement.
Dans une
acception très large, l'art numérique est l'art créé
grâce aux logiciels dont les artistes disposent, ce qui
implique un nouveau savoir-faire informatique. Mais
à quel niveau de création assistée par
l'ordinateur peut-on parler d'art? Est-elle la
manipulation numérique, comme la simple numérisation des
œuvres traditionnelles - les livres, les peintures ou
les dessins sur toile ou papier, la retouche d'images ou
le collage numérique, une nouvelle forme d'art, "
l'art numérique "? Parlons nous simplement d'un
nouveau médium de diffusion, ou s'agit-il vraiment d'une
nouvelle forme d'art?
Deuxièmement,
quelles sont les conditions techniques et esthétiques
qu'une production numérique doit réunir pour qu'elle
soit considérée une œuvre d'art? Quelle est la
nouvelle esthétique électronique? Nous sommes dans la
recherche d'une série de repères, en nombre
suffisant, qui nous permettraient la délimitation d'un
champ esthétique à l'intérieur duquel la notion
d'art pourrait en même temps se justifier que se
reconnaître. Bien entendu, les critères délimitant
cet espace pourraient, selon les époques, les moments et
les circonstances, se substituer les uns aux autres.
Apparaître ou disparaître. Être, tour à
tour, dominants ou mineurs en fonction des évolutions de
l'environnement mental et technique des sociétés au sein
desquelles prend forme contextuellement ce produit si
"particulier" qu'on a du mal à le définir.
Ensuite, qu'est
ce que l'art numérique change dans les valeurs, les
savoirs, les pratiques et les perceptions artistiques ?
Comment peut-on définir le nouveau contexte artistique ?
Selon John
Forest, considéré "le père de l'art numérique
", trois facteurs essentiels définissent les frontières
de l'art numérique: la simulation, l'interactivité et le
temps réel. La simulation remet en cause toutes les idées
acquises sur la représentation. Fini le point de vue
"distancé" mis au goût du jour par les
peintres de la Renaissance. Dans la nouvelle Renaissance
qui s'amorce, on n'est plus à l'extérieur : on est
dans le programme. Avec un programme virtuel, vous
entrez dans une image qui vous enveloppe totalement, une
image dans laquelle vous êtes immergé. Bientôt les
interfaces, écrans stéréoscopiques, datagants,
visiocasques, capteurs sous votre combinaison, collés au
corps, vous transmettront sensations tactiles,
olfactiveset proprioceptives, comme si vous y étiez.
L'artiste français Eric Wenger déclare : "
L'informatique nous permet de créer un simulacre de
l'univers, un faux double qui deviendrait un objet d'étude
au même titre que le vrai ". William Latham,
artiste numérique, rajoute : "Au-delà de
l'imaginaire, je suis prêt à reconstituer des
mondes plus vrais que nature, dans lesquels les végétaux
ou les animaux seront programmés en fonction d'un
environnement idéal. "
L'interactivité,
quant à elle, est de loin le sujet le plus
controversé dans les débats sur l'art électronique.
L'interactivité est le mécanisme par lequel les activités
de plusieurs processus influent les unes sur les autres,
l'apparition d'un événement particulier dans un
processus donné constituant la cause d'un événement
conséquence dans un processus différent. Pour que l'on
puisse parler d'interactivité, il faut nécessairement
qu'il y ait indépendance des activités. Pour qu'il y ait
interactivité, il faut que chaque partie en
interaction ait un comportement non prévisible pour les
autres parties. La véritable interactivité numérique
repose sur la possibilité de l'utilisateur de pouvoir se
dégager de toute détermination impliquée par le déroulement
d'un programme et de pouvoir être lui-même créateur
d'interactions nouvelles. "L'interaction constatée
dans le domaine informatique n'est pas interactivité, car
elle est dirigée et prévue (un informaticien dirait câblée)
suivant que l'on s'adresse à une machine (dans un
cadre technique), à un réseau (Internet) ou
à un programme. " (www.kafkaiens.org)
L'existence du réseau
fait qu'on peut avoir accès à l'art à
distance et instantanément entre deux points quelconques
de la planète : c'est ce qu'on appelle le temps réel.
La conséquence directe est la déterritorialisation de
l'art, grâce aux possibilités de diffusion instantanée
par les réseaux à l'échelle planétaire.
Qu'est ce que
tous ces nouveaux éléments changent dans les pratiques
artistiques et dans le processus de réception ? Hervé
Fischer, artiste et écrivain, se pose la question
à savoir si elles apportent vraiment un changement
de contenu artistique par rapport aux arts traditionnels,
et non pas uniquement un changement de forme.
Neuf mutations
apportées par l'art numérique
1. L'immatérialité
de l'art en réseau
Plutôt qu'un
produit, l'art numérique est un processus, au long duquel
les pratiques de consommation, comme "l'exploration
", "la navigation ", "le browsing
", "l'exploitation " deviennent des mot -
clés.
Voici un exemple
d'une tel œuvre, exposée par Jeffrey Shaw à
la Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette :
"Un seul visiteur à la fois prend place sur le
fauteuil. Il s'assoit. Face à lui, sur grand écran,
s'affiche l'image d'une salle rectangulaire, exacte réplique
infographique de la pièce dans laquelle il se
trouve. Pour se mouvoir dans cette pièce
artificielle, espace virtuel, il peut sur son fauteuil se
pencher en avant ou en arrière, pour avancer ou
reculer, dans ce décor virtuel. S'il fait pivoter légèrement
son fauteuil sur sa plate-forme, le cadre panoramique du décor
défile sur son écran. Les deux univers, réel et
virtuel, parfaitement synchronisés, sont comme géométriquement
emboîtés. C'est un ordinateur Silicon Graphics VGX,
dernier géant de la simulation des images, qui règle
le ballet. Pour Jeffrey Shaw, il ne fait aucun doute que
les dispositifs qu'il conçoit appartiennent à la
catégorie de l"art". Il affirme avec conviction
que " ces réalités virtuelles générées par
ordinateur sont un nouvel espace de transition
fictionnelle, où les fonctions cartésiennes
s'estompent".
L'immatérialité
de l'art numérique a des conséquences directes sur la
notion de propriété et sur le marché d'art. Sa capacité
de reproductibilité sans limites bouleverse les
politiques d'acquisition des musées et même la
notion de musée et de collection. Nous passons, comme
disait Fred Forest, d'une culture de forme à une
culture de flux.
2. Le
consommateur co-auteur
Dans les arts de
réseaux, compte tenu de leur vocation interactive, les
divisions traditionnelles entre "celui qui fait
" et "celui qui consomme ", entre l'artiste
et le public, tendent à s'estomper. Le sens est
produit au cours d'un dialogue lancé par les acteurs et
partenaires télématiques.
Dans l'art numérique,
le message artistique ne tient pas au code unique "
envoyer-recevoir ". Le sens est le produit des
compromis conclus par les intervenants qui, par le biais
de l'ordinateur, ont accès simultanément à
ce nouvel espace informatique. Le réseau informatique est
un média capable de briser les limites du temps et de
l'espace.
3. La question
de l'identité de l'artiste
L'utilisation de
l'ordinateur dans le processus de création repose sur une
dualité qui le rend bien différent d'un simple outil.
L'ordinateur permet d'augmenter le champ des domaines
d'expressivité par l'apport de techniques nouvelles de création,
mais il conditionne l'expression de la créativité par sa
nature même de méta-outil, et parce qu'il réalise
la fusion de l'outil et du support. La difficulté que
représente sa maîtrise lui donne une place à
part, restreint le nombre d'artistes capables de
l'utiliser. Pour les artistes, c'est une situation
nouvelle à laquelle ils doivent faire face,
touchant à leur fonction et, au-delà de leur
fonction, à leur propre identité.
L'artiste numérique
se voit devant plusieurs nouvelles contraintes : avoir les
connaissances techniques nécessaires, acheter des
logiciels, être au courant des nouvelles évolutions
techniques et conceptuelles dans le domaine. Déjà
entrée dans les programmes universitaires, cette
formation technique - artistique coûte cher et prend
du temps.
La notion
d'auteur subit une transformation non seulement parce que
la décision artistique revient à
l'utilisateur-navigateur, mais, au delà de ça,
"il n'est plus possible, affirme Roy Ascott, de
croire que l'artiste est encore celui qui peut, comme on
l'admettait volontiers jadis, ajouter "un plus"
à notre perception. Cette croyance perd de sa crédibilité
dans un moment où, précisément, la perception
humaine "s'affirme et s'artificialise" sans
cesse davantage en recourant à des prothèses
technologiques toujours plus performantes et sophistiquées.
Cette relation aux nouveaux modes de "télé-perception"
conforte cette position, consacrant pour ainsi dire l'éclatement
de l'individu" dans le cadre d'une nouvelle
anthropologie où l'homme se trouve débordé et noyé
par la complexité et l'abondance des flux de données.
Dans une telle conjoncture, l'artiste est-il encore en
mesure de constituer ce "capteur" sensible dont
les clignotants anticipent et alertent ses contemporains,
souvent aveugles et sourds aux bouleversements en cours ?
Quels rôles lui restent-ils, (s'il lui en reste
encore...) dans un monde et une société dont les valeurs
sont en radicale mutation ? "
Les nouvelles
pratiques artistiques témoignent d'un retour vers des
formes de création où le travail en équipe
interdisciplinaire marque un retour significatif. La
disparition du centre favorise la dispersion du pouvoir,
un pouvoir qui échappe aux sacro-saintes règles de
la "verticalité" pour se retrouver
"diffus" dans un espace global. Une confusion
peut même s'instaurer dans la mesure où les rôles
respectifs de l'artiste, du scientifique, du technicien,
se recoupent et se confondent quelquefois, à
travers le même individu, ou encore quand
l'aboutissement d'un projet (d'une œuvre) s'avère
finalement le résultat d'une équipe tout entière,
ou plus encore quand, dans une œuvre interactive, l'œuvre
d'art n'existe que par la participation effective du
public, ce qui rend la notion "d'auteur" encore
plus problématique. Cet état de fait nous conduit
à l'absolue nécessité de devoir "redéfinir"
le concept d'artiste. Prenons un exemple concret : quand
un artiste installe une œuvre interactive qui demande
la participation active du public, peut-on considérer
qu'il en est l'auteur à part entière ? Ou,
au contraire, faut-il estimer qu'il n'est seulement que
coauteur avec l'ingénieur qui a créé le logiciel, et le
public lui-même sans l'intervention duquel l'œuvre
n'existerait pas ?
En revanche, grâce
à l'estompage des frontières, l'artiste numérique
est à priori international.
4. La
disparition du Centre et de structures traditionnelles
La culture ne
fonctionne pas sur le modèle pyramidal de pouvoir,
elle devient rhyzomatique : " Un rhizome ne commence
pas et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les
choses, un inter-être, intermezzo. L'arbre est
filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement
d'alliance. L'arbre impose le verbe "être",
mais le rhizome a pour tissu la conjonction "et...
et... et...". Il y a dans cette conjonction assez de
force pour déraciner le verbe être (...). Entre les
choses ne désigne pas une relation localisable qui va de
l'une à l'autre et réciproquement, mais une
direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui
l'emporte l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin,
qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse entre les
deux. DELEUZE (Gilles) GUATTARI (Félix), Mille plateaux.
Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, éd. de Minuit,
coll. Critique, (1980) 1994, pp. 31-37.
5. Conséquences
sur la perception de l'individu : l'ubiquité, l'abolition
de l'espace euclidien
L'effort pour
s'adapter à un nouvel environnement est toujours
considérable. Cette faculté d'adaptation demande une
plasticité d'esprit qui exige de voir et de penser le
monde comme s'il était chaque jour nouveau.
La consommation
d'art numérique détermine des nouvelles perceptions du
temps - espace : des sensations d'ubiquité (être
partout enmême temps), de simultanéité,
l'abolition de l'espace de type euclidien pour aborder les
horizons d'une quatrième dimension. L'art numérique
stimule les facultés adaptatives et de la capacité de réaction
de l'individu.
6. La fin de la
pensée linéaire
On était habitué
à voir une chose après l'autre et de diviser
le monde en catégories et en classes. Les hyperliens
stimulent la pensée associative, dans laquelle il n'y a
pas de hiérarchie.
7. L'art numérique
: prétexte de réflexion, de restructuration complète
des savoirs et des sensibilités
L'art numérique
se prête à une restructuration complète
de nos savoirs, de nos comportements, de nos sensibilités.
Elle favorise une perception du monde et un élargissement
de nos facultés sensibles et esthétiques; elle n'est
plus seulement un outil d'expression de la condition
humaine, mais elle devient l'objet même la réflexion
sur cette condition. Elle nous oblige à remettre en
question les questions fondamentales, à réfléchir
sur la condition humaine et crée des débats fort intéressants
sur les rapports mouvants entre technologie, bioéthique,
évolution du corps, écologie, pouvoir et fonction
sociale de l'art. Avec le développement de ce phénomène,
on constate que les centres de réflexion et d'action se déplacent.
En crise, les milieux traditionnels de l'art et des
intellectuels, qui en possédaient en quelque sorte le
monopole hier, en perdent le contrôle. Ce qui explique
leurs réactions négatives à l'égard de tout ce
qui touche à Internet.
8. L'art dans
son contexte
L'artiste numérique
ne crée plus simplement l'œuvre, mais aussi son
contexte. Il doit se demander sur quel type d'écran peut
être mieux visualisée son œuvre, avec quel
logiciel de "plug-in ", l'incorporer dans l'œuvre
en libre téléchargement, prendre soin de " la
lourdeur " de l'œuvre accessible par réseau, en
un mot, concevoir non seulement l'œuvre en tant que
telle, mais aussi son interface. Il doit aussi
"l'entretenir ", l'actualiser (si est le cas),
payer chaque année son domaine pour maintenir son
adresse.
9. L'agonie de
la critique
L'espace numérique
est démocratique : chacun peut publier sur le web ses
productions plus ou moins artistiques. La critique n'a pas
pu tenir le pas avec les développements et son rôle
à été remplacé par le hitomètres.
L'esprit critique est pourtant nécessaire pour mettre
ordre dans l'anomie numérique.
(dans le prochaine numéro: le marché
d'art numérique)