1. Poème pour Edmond Jabès
2. L`attendu
Poème pour Edmond Jabès
Une foule. Une foule
nous voilà seuls.
Tandis que tu
deviens fumée
sous la musique. Tandis que tu t'écris
dans un ciel blanc.
Tandis que ta mort
nous serre à la gorge.
Tandis que tes paroles
se retournent
comme un gant
sur ton absence.
Tandis que d'autres bouches
prononcent tes mots
comme venus
d'une infinie distance.
Je te cherche
dans l'assistance.
Tu n'es pas venu à ta lecture.
D'autres, oui,
pas toi.
On n'entend plus tes mots
Rien que des sons. Le gouffre
qui les tend
grandit. Ils
rebondissent
d'un mur à l'autre
imparfait en silence hurlé.
Comme voulant poser
mes pas sur les pas
d'un autre dans le sable
je m'épuise
à suivre.
Nais-tu dans ce nuage,
dans les derniers accents
des violons des rabbins valseurs?
On croit que tu résides
dans l'urne petite,
dans les cendres serrées.
Mais c'est dans le vent,
qui t'emporte t'essaime
encore
aux quatre coins d'exil.
Sous le ciel
ample et blanc
J'écoute une voix
du désert du dedans
une voix sans visage,
j'imagine
un visage sans voix.
Une foule de mots. Une foule
se lève. Consonnes en attente de points.
Comme sur le fusain
de qui dessinait ton portrait
les visages possibles
jeunes, vieux,
en attente du tien.
Le ciel le ciel
ample blanc
un grain serrée
comme une page.
Comme ce désert
où tu ne reposes pas
sous la pierre,
sous la palme de l'impossible retour.
L'attendu
1.
Nue démunie baignée de larmes qui n'apaisent pas, de larmes-couteaux
qui
déchirent l'âme, s'endormir enfin bercée par l'amertume et le sel, dans
la
terreur de la solitude non choisie, de l'abandon dans la chambre
obscure,
dans l'oubli de toute lumière, dans l'éternité de l'attente, dans
l'ignorance que le jour succède à la nuit.
2.
Sans mots ma mère je crie vers toi
Ma peau brûle de ton absence
J'étreins le noir de mes deux mains
C'est un lait d'encre que je bois.
Je savais le sable non cette
neuve neige crue où ma bouche
ne trouve que cendres et flocons
(et ma langue arrachée au métal de ce froid)
Sans mots, ma mère.muette. J'attends
depuis le fin fond de l'enfance que tu
reviennes. Entends. Je bois l'écho de mon cri.
(Le ciel comme un tissu déchiré entre nous)
3.
Saignante sous le bât tristesse trébuchante
écorchée et qui rôde aveugle mendiante
tantôt quêtant une monnaie tiédie aux paumes
tantôt vulnérable et raidie sous le haume
fermé, l'armure de larmes. Ô blessures
anciennes reblessées, souvenirs de fruit sûr,
ombres prises à l'ambre ancienne, enclaves
ressassements que l'aujourd'hui jamais ne lave.
L'âme encore engorgée de colères d'enfance
s'épuise tourne bat et revit ses naissances
avec un placenta de peur collant ses ailes
ô nostalgique et folle qui danse au bout du ciel.
J'ai nagé par les lourdes eaux d'avant-naître
J'ai su le vaste corps de fourrure et de lait.
Je suis étoile d'un trou noir, absence sans reflet.
L'odeur de ma perte en secret mêlé à l'être.
4.
Au retour du désert les ronces avaient grandi.
Les plantes ensauvagées croissaient contre les vitres.
Un oiseau d'aube éclaboussait
la vasque d'argile.
C'était une nuit d' août chaude et lourde
dans la capitale où l'asphalte fondait
que les plus pauvres seuls n'avaient pas
désertée
-Mais n'était-ce pas plus tard, dans
l'arrière-pays du Maine
pas loin d'une crique où les bateaux balancés se heurtaient?
De petites pommes jonchaient l'herbe comme sur un livre
d'heures, rappelle-
toi la brume aux collines, les maisons de bois
anciennes et blanches, le partage des fruits de mer
et des fruits.
Nuit, le désir a tendu sa corde
entre nos corps. Nuit tu fus
flèche à l'arc de mes cuisses.
L'été se déversait par la fenêtre.
5.
Comme le pain qui lève sous l'étoffe.
Comme le sang des vignes qui fermente aux cuves.
Comme la jugulaire au cou de l'homme aimé,
mon ventre respire.
Dans l'eau close tu nages impatient gymnaste
tes deux mains défroissées comme des feuilles neuves.
Je touche à travers moi ta tête qui remue
comme un calice obscur déployé sur sa tige,
Toi, l'attendu, si loin, si près du monde
quels rêves rêves-tu
quelles lunes quelles ombres
alternent sur tes paupières?
Sous les fruits des seins tu danses, sous
la fenêtre du nombril,
et mon corps se déplie par le vol de tes ailes.
6.
La première fois:
un grand froid passe tes poumons.
La première
fois: ta voix pour un cri.
la première fois: le monde ouvre tes yeux.
Tu es venu te couler dans ton nom.
7.
Nuit rompue
nuit de fièvre
nuit fêlure
nuit ta bouche.
ton cri brasse et brise
la nuit le jour
grisaille,
fatigue.
Chaos casseur de temps
membres dont les secousses
donnent leur désordre.
L' inachèvement gagne.
Ta houle agite le jour,
ton repos l'effondre.
Oui ton cri défait la nuit
mais c'est une source
un figuier qui
disjoint les pierres
par ses racines, puisamment.
Ainsi nos branches
embrassent le ciel.
8.
Abeille du lait caché
quittant la ruche du sommeil.
tu te poses
près du coeur
comme un oiseau exact.
Le soleil luit sur ta tête
l'écume blanche sur tes joues.
Ta bouche se rassasie violente
remue des émotions anciennes
qui coulent par mon corps troué
je me crois neuve comme toi.
9.
En bas dans l'autre chambre
dans tes bras, il pleure. Par ses cris
mes seins
inconsolés
pleuvent
à larges gouttes sur
le carrelage de la douche.
Il est un.
Je suis autre,
j'en pleure.
10.
L'enfant trébuche appuyé à ma jupe, l'enfant
vient brouter le monde dans nos mains.
Le savoir qu'il tâte à la pulpe des doigts
l'illumine.
ses mots sont galets roulés sous la langue, ricochent
aux rives de la gorge.
Il essaie le son
sur les visages qui l'encerclent.
le citron goûté est amertume et soleil sur ses lèvres,
il est sien
comme le rayon, la poussière
l'ombre qui contient les animaux possibles.
11.
Je m'éveille le coeur battant: un cri d'enfant que la nuit articule. Au
fond
du noir mon écoute se creuse et mon être entier se tend.
Je me trompais, ce n'est que le vent, le vent cette fois dans les
feuilles,
le miaulement d'une chatte en chaleur, une sirène de police, plus bas.
Mais si c'était toi. Je vais vérifier son sommeil, calmer mon coeur à
son
souffle.
D'eutres fois le cri me hèle du profond sommeil au bout de sa corde
fine. Je
suis ferrée. Au chevet du cauchemar.
Cette nuit, la bouche dans les coussins, j'attends qu'il se rendorme.
Et
attendant, craignant son cri, sur la page sombre de l'insomnie
invisiblement
j'écris ce texte. A peine ai-je placé les points qu'il crie encore et
je
recours.
C'est moi qui des deux m'endors la première, couchée dans le lit trop
étroit
où me trouvera la grisaille, l'aube.
L'espoir c'est d'avoir apaisé, peut-être,
ce cri que mon enfance poussait.
Poèmes par Carole Naggar