Parole donnée, parole oubliée ?
par Radu Bata
«Au début, il n'y avait qu'une seule langue» - Agota Kristof
La langue c’est de l’air, la parole c’est du vent. Entre la langue
du cœur et celle de la raison, le meilleur dictionnaire s’éploie
dans la calligraphie de l’idiome intérieur. Hormis quelques
moments d’enchantement, le passage dans une autre langue* est un
exercice douloureux qui s’étire vers l’infini. On ne change pas de
vocabulaire comme on change de couvre-chef. On n’échange pas sans
sacrifices un écosystème avec un système. On n’efface pas sans mal
le ventre et le sein maternels (formateurs), les émotions
initiales, les premiers mots dits ou écrits, pour se reparamétrer
dans un monde étrange et étranger, pour faire de la place à un
sabir qui a du mal à vous adopter. Ce travail de
repersonnalisation se reflète dans un mécanisme de vases
communicants : on donne une parole**, ou plutôt on l’enfuit dans
un repli pulvérulent de la mémoire où elle va dépérir, pour la
remplacer par un son sans saveur ni odeurs, impropre à l’anatomie
originelle. Et le processus continue selon un même schéma, les
appellations primaires s’effilochant, se désagrégeant, leurs
homologues-erzats prenant un espace fou à s’installer, gagner du
crédit, acquérir une plausibilité.
Ce troc linguistique est jonché de scènes anecdotiques qui frisent
l’indigestion ; on n’entre pas pour de bon dans un nouveau parler
sans essuyer les plâtres sociaux, on ne révolutionne pas une gamme
apprise par cœur pour jouer la même partition avec d’autres
instruments, sans payer le tribut de la fausse note ; imprégnés
dès la naissance par des accents*** et des pieds qui nous
ressemblent, nous avançons contre nature, comme des malpropres,
dans la foule de regards méfiants des natifs. La différence peut
être un péché de syntaxe pénalisé sévèrement ; le temps
d’apprivoiser règles et tournures, les autochtones ont tendance à
marginaliser ces ouistitis qui s’incrustent dans leurs habitudes
langagières, à les bouter hors de leurs lignes, à en fabriquer des
parias de l’expression juste bons pour le décor folklo d’un
pique-nique merguez-zakouski. Mais le tableau n’est pas unicolore.
De pauvres hères peuvent vivre la transition comme un
enrichissement, certains bons bougres comme un affranchissement,
de rares oiseaux comme une renaissance de phénix. Et les locaux
peuvent s’avérer parfois plus confraternels que les congénères
paternels !
Ce matin, j’ai rêvé mon premier baiser dans ma langue
d’aujourd’hui. Si la sensation était authentique, le nom qu’elle
portait semblait confectionné dans une machine à calculer. Je me
rappelle avec précision la chaleur de l’étreinte, je subodore le
silence coupable de ma voix. Perdu dans le double langage, je
constate que mes pores font leur boulot proprement. La langue, je
l’ai toujours dans la peau.
* Vérifiée sur le terrain, l’équation selon laquelle «plus tu (te)
donnes à une langue, plus tu en reçois», a pris du plomb dans
l’aile. ** Petite annonce du milieu vital: “Échange parole de
chair contre parole de chair. Sons sans provision s’abstenir.” ***
Dans “Budapest”, Chico Buarque donne une explication
psycho-sociale aux prouesses prosodiques des métèques : «Pour un
immigrant quelconque, l’accent peut être une revanche, une façon
de maîtriser la langue qui l’oppresse». Comme quoi, dans ces
histoires d’enjambements, le rapport mélodique peut être un
rapport de maître. Être baisé ou baiseur, la question est
culturelle. Attention donc au positionnement : parler le
cunnilingus entraîne une exposition de l’anus.
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Radu Bata est
un travailleur intermittent du mot et de la vie. Avec quelques
méfaits livresques dans le compte (édités sous pseudonyme) et
«un petit dictionnaire comme bâton de maréchal dans sa
giberne», Radu Bata survit dans son «laboratoire de balistique
verbale», quelque part entre La Seine et Le Danube.
« Mine de
petits riens sur un lit à baldaquin » est son premier ouvrage
édité par Galimatias.
Professeur de
français en Roumanie (Buzau) jusqu’en 1990. Plus tard,
professeur de français et de journalisme en France.
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Rédacteur en chef et directeur de
petites publications pour la jeunesse (petit tirage) sur Grenoble.
A présent, il dirige un club de journalisme et un atelier
d’écriture.
Auteur de chroniques, articles,
textes littéraires, ayant utilisé plusieurs pseudonymes : Ion
Aretia B, Fausse Couche d’Ozone (éditions ProMots), 1999, Radu B.,
Le Rêve d’étain (éd. ProMots), et dernièrement, Radu Bata, «Mine
de petits riens sur un lit à baldaquin»,
(éditions Galimatias,
2011) et «Le philtre
des nuages et autres ivresses»(éditions
Galimatias, 2014).
http://www.editions-galimatias.fr/les-auteurs/radu-bata/