Du centre aux périphéries

 par Jean-Luc Wauthier*

 

  Photo : © Jean-Luc Geoffroy

 

 

            La situation géographique que mes compatriotes de Belgique occupent par rapport au thème que noua avons à traiter «  La chance des petites littératures » est, à la fois, paradoxale et fertile.

 

          Paradoxale  car, si le français n’est hélas plus aujourd’hui la langue dominante des échanges mondiaux, ce qu’elle fut jusqu’au début du siècle précédent, elle n’en demeure pas moins une langue de grande diffusion et, reconnue comme  parmi les plus aptes à générer une littérature significative qui a marqué , pour le moins, la sensibilité européenne au même titre que les littératures anglaise ou allemande. Dès lors, celui ou celle qui a la chance d’écrire en français devrait, pour le moins, ne pas se reconnaître dans ce que vous appelez une «  petite littérature », thème que je comprends comme « littérature écrite dans une langue minoritaire », c’est-à-dire utilisée par relativement peu de locuteurs.

 

            Et pourtant…,il est peu contestable qu’aujourd’hui, dans le domaine de la littérature francophone en tout cas, nous assistons à un étrange et fertile mouvement centrifuge, manière d’éclatement- et le terme anglais de splisting traduit mieux encore la violence du phénomène- de la ou plutôt des littératures francophones, surtout reconnues de nos jours par l’apport des périphéries – Belgique romane, Québec, Maghreb, Afrique Noire, Suisse romande- ou de la Province française – Bretagne, Provence, Nord, Normandie. Aquitaine… Et, non seulement, ces périphéries et ces provinces apportent les meilleurs écrivains d’aujourd’hui à la langue française, mais, en outre, il s’y développe une intense vie littéraire ; il suffit, par exemple, d’évoquer la multiplication, partout en France et en périphérie de Maisons de la Poésie, ou encore, le nombre remarquable de festivals, de salons du Livre. Vous m’objecterez qu’une vie littéraire intense se poursuit à Paris et vous aurez raison, mais cette vie littéraire parisienne constitue une balise parmi d’autres de la francophonie et non plus  le sommet d’une pyramide où se situerait une élite hors de laquelle il n’y aurait pas de salut. Jean-Jacques Brochier, éminent critique littéraire récemment disparu écrivait un jour dans le Monde que la littérature française, désormais, était belge Je ne serai pas aussi extrême que lui, mais l’appartenance hexagonale de Brochier, s’exprimant  dans un journal hexagonal donne à sa réflexion un poids réconfortant à l’appui de ma thèse.

 

            Ainsi, grâce à ce « splitsing », naissent et se développent depuis plus d’un siècle, de petites littératures au sein d’une grande littérature. Du reste, il me semble, en poésie particulièrement qu’il en est de même pour le domaine anglo-saxon où l’on parle, chaque jour davantage, d’une littérature ou d’une poésie écossaise, irlandaise, galloise, etc.… Ainsi, les anciennes minorités, se servant de la langue de la capitale, se développent, s’amplifient, finissent très vite par occuper le terrain de ce qu’on pourrait appeler la langue du maître. Le phénomène n’épargne pas, par exemple, le Prix Nobel de Littérature qui, beaucoup plus volontiers que par le passé, couronne des représentants des « petites langues » ou des périphéries des grandes : Seifert, le Hongrois, Walcott à la langue métissée ou Eaney l’Irlandais me semblent d’assez bons exemples récents.

 

            Une preuve supplémentaire de ce que Yeats a appelé « l’effondrement des centres » nous est donnée par le fait que les deux plus grands écrivains français contemporains vivent loin de Paris : dans le domaine du roman, Julien Gracq réside depuis de longues années dans le petit village de la Loire qui l’a vu naître et, dans celui de la poésie, Philippe Jaccottet vit retiré dans un village de la Drôme. On pourrait facilement multiplier les exemples : à Marseille, l’équipe d’Autres Sud se livre à une fertile prospection poétique de même qu’à Bruxelles, notre Maison internationale de la Poésie-Arthur Haulot organise depuis cinquante ans des Biennales internationales de Poésie, qui rassemblent les meilleurs poètes du monde. Il est heureusement loin, le temps où, pour toute activité hors-capitale, pour toute traduction de l’étranger, il fallait la bénédiction d’un ponte de la critique parisienne.

 

            Quel est l’avantage de cette situation pour les littératures périphériques ou provinciales sur le plan international ? Outre le développement et la croissance de voix profondément originales, ce mouvement centrifuge  nous permet de mieux faire connaître les écrivains des marges, d’instaurer une forme nouvelle, plus conviviale et moins hiérarchique, du dialogue des cultures, de susciter, par exemple, des traductions croisées et, au-delà des curiosités fertiles.

 

            Mouvement, mes chers collègues, heureux et profitable pour tous à travers le monde : depuis la chute du communisme d ‘Etat, on prend plus au sérieux les littératures de vos pays, libérées du joug soviétique et, par exemple, la poésie roumaine qu’un de ses représentants étatisés baptisait encore, dans les années 80 comme issues d’un «  petit peuple » prend aujourd’hui une éclatante revanche, devient à son tour, comme en témoigne ce Congrès, une plaque tournante de la poésie européenne et mondiale. Faut-il, par exemple, évoquer la reconnaissance assez récente de Blaga ou de Caraion dans le concert poétique mondial ?

 

            Certes, le risque du repli existe, mais pas davantage, me semble-t-il qu’à l’époque de la centralisation littéraire où l’on regardait avec commisération ces «  étrangers » qui avaient l’audace d’écrire en français et qui sont devenus des frères. Faut-il, à ce point de vue, rappeler l’importance, venant chez vous et ayant choisi la langue française d’un Cioran, d’un Eliade, d’un Ionesco et, plus récemment, d’un Badescu .

 

            Car, et cela est à la fois logique et réconfortant, il semble bien que, plus s’effondrent les centres, plus s’affirment les périphéries, plus le besoin et le souci de connaître l’Autre, de lire l’Autre s’amplifie comme si, dans le domaine littéraire, le lecteur redoutait la dictature de la mondialisation. Il faut d’ailleurs, à ce point de vue que, en un moment dangereux où certains politiciens sont tentés par le repli nationaliste et sans portée, les écrivains restent les sentinelles actives de la libre parole circulante et métissée. Non, je ne suis pas belge, je suis un écrivain de langue française humblement à l’écoute du monde. Et à ce titre, à mes yeux, il n’y a pas de « petite littérature » comme il n’y a pas de petites ou de grandes étoiles mais l’éventail sans fin des nébuleuses. Où chaque écrivain, chaque poète, quelle que soit la région où il vit comme la langue dont il use, émet pour nous ce que Proust appelait « un rayonnement spécial », irremplaçable dans sa richesse come dans sa profondeur sensible.

 

 

                                                                                                            Jean-Luc Wauthier

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* Jean-Luc Wauthier est né à Charleroi le 14 novembre 1950.

Il est Professeur de Langue et de Littérature à l’École Normale de Nivelles et Secrétaire du Conseil de Département de cet établissement au sein de la haute École Paul-Henry Spaak

Licencié en philosophie et lettres de l'Université de Liège en 1973. Premier prix, avec distinction, du Conservatoire de Bruxelles en 1977. Membre du Conseil d'Administration de l'Association des Écrivains belges de langue française depuis 1978. Critique littéraire à la revue Marginales depuis de 1979 à 1991. Conférencier aux Midis de la poésie de Bruxelles (en 1980, 1981 et 1983). Conférencier à l'Institut européen inter-universitaire d'Action sociale depuis 1979. Critique littéraire à la Revue Générale depuis 1980. Critique littéraire à la revue internationale des critiques littéraires depuis 1981. Président du groupe Carré H (formé avec les peintres Daniel Pelleti et André Ruelle) depuis 1981. Secrétaire général du Centre francophone belge de l'Association internationale des critiques littéraires de 1981 à 1999, il en est le Président depuis 2003 et Vice-Président international depuis 2004. Représentant belge du Pen Club à Copenhague, en 1981, et de l'A.I.C.L. à Madrid en 1982.Il est depuis 1991, Rédacteur en chef du Journal des Poètes.

Une anthologie reprenant l’ensemble de son œuvre poétique, parue entre 1976 et 1993 a été éditée en 2004, sous le titre Fruits de l’ombre, par les Éditions de l’Arbre à paroles, B- Amay

Son œuvre poétique (dix titres à ce jour) a obtenu les Prix Ville de Charleroi Nicole Houssa, Émile Polak, tous deux octroyés par l’Académie de Belgique. En 1994, il a obtenu, à l’unanimité du jury le Prix international René Lyr pour son recueil Les vitres de la nuit, paru aux Éditions de l’Harmattan et, en 1998, le Grand Prix international Lucian Blaga, attribué par le Centre culturel roumain, pour l’ensemble de son œuvre poétique.

Un de ses récents recueils, Tessons d’absence a été traduit en Roumain (1995), et, la même année, son premier roman, Le royaume, a paru aux Editions de l’Âge d’Homme, qui ont publié, en 1999, son onzième recueil de poésie, La soif et l’oubli.

Il est, depuis 1996, Co-Directeur avec Arthur Haulot des Éditions de la Maison Internationale de la poésie.

De nombreux textes de lui ont été récemment traduits en danois, anglais, roumain, albanais, hongrois, ukrainien, croate.

Jean-Luc Wauthier a obtenu les prix suivants pour ses différents ouvrages :

1975 : Prix littéraire «Ville de Charleroi»

1976 : Prix triennal Nicole Houssa de l'Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique.

1982 : Second prix «Jeune poésie française de Belgique» et du Rotary de Bruxelles

1984 : Prix biennal Émile Polak de l'Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique

1985 : Prix Marcel Lobet

Prix Arts et Lettres de L'Ethnie Française, Fondation Charles Plisnier.

1994 : Prix international René Lyr pour le recueil « Les vitres de la nuit ».

1998 : Prix Lucian Blage décerné par le Centre culturel roumain de Paris pour l’ensemble de son oeuvre poétique.

2001 : Prix international Gauchez-Philippot pour « La soif et l’oubli ».

Bibliographie

Poèmes :

- Mon pays aux beaux noms, impr. Pouleur, Bouffioulx, 1975.

- Morteville, Maison internationale de la Poésie, Bruxelles, 1976.

- La neige en feu, Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1980.

- Secrète évidence, Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1985.

- Tessons d'absence, le Pré aux Sources, Bruxelles, 1988 (coll. Voix proches); rééd. 1990.

- Le domaine, Le Taillis Pré, Châtelineau, 1991.

- Les vitres de la nuit, L’Harmattan, Paris, 1993 (coll. Poètes des cinq continents).

- Lumière noire, Le Bibelot, Neuilly-le-Bisson, 1994 (coll. poétique Iô).

- Le nom du père, Tétras-Lyre, Ayeneux-Soumagne, 1994, Ill. D. Pelletti.

- Par le silence et l’ombre, L’Arbre à paroles, Amay, 1994.

- La soif et l’oubli, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1999 (coll. Contemporains).

- L'autre versant, Le Taillis-Pré, Châtelineau, 2001.

- Fruits de l'ombre, L'Arbre à Paroles, Amay, 2003.

Essais :

- Simplicistes, s.l., Graphing, 1974.

- Jean RANSY ou la réalité transfigurée, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1977.

- Douze miroirs pour entrer en poésie, synthèse de tribunes poétiques, Institut Européen inter-universitaire de l'action sociale, Marcinelle, 1980.

- Gustave CAMUS, l'épanouissement de l'espace, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1981.

- Préface aux œuvres de Jean-Pierre SAINTENOIS, Ed. de la Francité, Nivelles, 1983.

- Albert AYGUESPARSE : la colère et l'amour, Fondation Charles Plisnier, Bruxelles, 1987.

- Pour saluer Ayguesparse, en coll. avec Luc Norin, Le Pré aux Sources, Bernard Gilson, Bruxelles, 1991.

Nouvelles :

- Libertés surveillées, Le Pré aux Sources, Bernard Gilson, Bruxelles, 1991.

- Les sentiers du vin, Le Pré aux Sources, Bernard Gilson, Bruxelles, 1999.

Romans :

- Le royaume, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1995.

 

                                  

 

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