TRADUTTORE TRADITORE
Éloge de la trahison
par Abdelaziz Kacem
En ces temps de tous les paradoxes, à l’heure où les
autoroutes de l’information s’étendent à l’infini, seules quelques
littératures favorisées par une conjoncture souvent étrangère à leur
valeur intrinsèque, encombrent la circulation. La mondialisation
unilatéraliste qui s’installe rend de plus en plus urgent le besoin
de réfléchir sur des stratégies de préservation de la diversité
culturelle. Le thème de ce colloque nous paraît, à cet égard, d’une
remarquable pertinence.
D’entrée de jeu, disons haut et fort qu’il n’existe pas
de «petite littérature», il n’y a que des littératures occultées ou
sous-analysées, parce que trop confinées dans un environnement
déterminé par l’histoire et la géographie. Pour promouvoir une
littérature, lui assurer un destin, il faut tout mettre en œuvre
pour la faire rayonner hors de ses frontières nationales. Travailler
à être connu est la condition sine qua non pour être reconnu.
Les stratèges ont toujours démontré que
l’invulnérabilité d’un pays ne dépendait pas que de ses moyens de
défense militaire. Elle este fonction de sa présence au monde. Son
insertion dans l’information internationale y joue un rôle capital.
On parle bien de sécurité alimentaire, on peut à juste titre, et par
les temps qui courent, parler aussi à l’échelle d’un pays, de
sécurité culturelle. La responsabilité en incombe aux unions des
écrivains mais la tâche este si lourde qu’une implication financière
substantielle des Etats eux-mêmes s’avère indispensable. Le
rayonnement littéraire doit être à la base de toute politique
culturelle nationale. Mais l’intervention de l’Etat, quel qu’en soit
le régime, suppose la censure et des choix qui ne sont pas toujours
innocents. Les choses sont ainsi faites et il convient de savoir
négocier. Les Unions des écrivains devraient aussi conclure entre
elles des accords de traductions réciproques. C’est une sorte de
solidarité confraternelle face au monopôle de fait exercé par des
littératures privilégiées.
Bien que rabâché à satiété, l’adage Traduttore
traditore refuse de tomber en désuétude. Doit-il sa survie à la
magie d’un jeu de mots ? L’homonymie des termes qui le composent
n’a-t-elle pas entraîné
arbitrairement leur union insolite ? La traduction, en dépit de ses
conquêtes, reste, aux yeux de beaucoup, entachée de trahison.
A l’instar du créateur confronte à l’indicible, le
traducteur se heurte sans cesse à l’intraduisible. Cependant, depuis
Babel, le besoin de traduire s’avère plus lancinant peut-être que
l’instance d’écrire.
Très tôt, dans la haute antiquité, les traducteurs
interprètes eurent un statu et des privilèges. Signalons qu’il y en
avait déjà à la cour des Pharaons. « Ils l’étaient de père en fils
et avaient rang de prince ».
Dieu, tout le monde le sait, mais Lui seul sait
pourquoi, n’a jamais parlé anglais. Cela n’empêche pas G.W. Bush de
prétendre l’avoir entendu dans le seul jargon qu’il bredouille,
notamment pour lui enjoindre d’arrêter de boire. Mais le buveur
repenti n’en est pas à son premier délire. En vérité, pour répandre
Son message à travers l’Univers, le Seigneur fut bel et bien obligé
d’avoir recours aux traducteurs. Que serait devenu le monothéisme si
les livres saints étaient restés confinés dans leur hébreu, leur
araméen ou leur arabe originels ? Et même dans le cas du Verbe
divin, on n’a pas manque de crier à la trahison. A titre d’exemple,
je citerai la vive controverse sur le terme Paraclet entre
les théologiens chrétiens et musulmans. Pour les premiers, le mot
vient du grec ancien Paracleitos, qui signifie défenseur,
assistant, conseiller, d’ou l‘annonce de la venue de l’Esprit
Saint ; pour les seconds, il y a eu détournement de sens, car
Paraclet viendrait plutôt de Paraclitos, qui signifie le
très illustre, le bien loué, ce qui est le sens même du nom
de Mahomet. Autrement dit, pour les jurisconsultes musulmans, Jésus
de Nazareth annonçait, peu avant son exécution, non pas l’Esprit
Saint mais bien le Prophète de l’Islam.
Le Coran lui-même a subi des erreurs fortuites ou
intentionnelles de traduction qui ont provoqué des faux débats. Tout
ceci est bien entendu une autre histoire, mais force est de
constater que la traduction est sans cesse remise en cause.
La traduction littéraire, celle du roman en particulier,
connait de nos jours, dans les pays avancés, un développement tel
qu’elle este devenue une entreprise où l’on travaille à la chaine.
Il n’en est pas de même pour la poésie, hélas ! Celle-ci este certes
moins commerçante et plus difficile à cerner. On ne saurait jamais
restituer les sonorités, le rythme, la structure d’un poème.
Pourtant seule la traduction pourrait en élargir l’audience et
consolider sa présence, pour peu que la tache soit confiée à des
traducteurs rompus à ce genre de performance.
Cela dit, la traduction se présente très souvent, comme
une épreuve décisive pour tester un texte dont la valeur dépend de
sa résistance à l’acte qui le transpose et le transfigure. Il y
gagne parfois, mais ce sont ses impostures que la traduction ne
manque pas de révéler : style ampoulé, ronronnement oratoire,
absence d’images, errements confusionnels, etc. A son insu,
peut-être, le traducteur fait ainsi œuvre d’exégète, d’auxiliaire de
la critique. Très judicieuse à cet égard, l’appréciation de G.
Mounin qui, rendant hommage au poète turc, Nazim Hikmet, fait
remarquer que «sa poésie traverse admirablement l’épreuve de la
traduction, ce qui sera peut-être un jour, le critère de la
substance poétique réelle».
Plus généralement encore, par nécessite de réduire ou
d’amplifier une phrase, le traducteur trahit, mais en dernière
analyse, comme le dit si bien Robert Escarpait, dans Le
littéraire et le social : La valeur d’un texte littéraire réside
dans son aptitude à la trahison. Ainsi, traduire c’est
trahir, mais, ne trahit pas qui veut. Les bons traitres à la poésie
ne courent pas les rues. C’est ici l’occasion de rendre un légitime
hommage à ces médiateurs qui, depuis que la parole s’articule,
s’emploient à lui faire franchir les seules vraies barrières qui
séparent les hommes.
Au-delà des beautés littéraires et des émotions
esthétiques qu’elle fait partager de par le monde, la traduction
participe activement à préparer le terrain au dialogue des cultures
et au bon accueil de l’Autre. Elle plaide pour le bilinguisme et la
littérature comparée lui doit beaucoup.
Dans un rapport publie en 2002 et qui fit beaucoup de
bruit en son temps, le Programme des Nations Unis pour le
Développement (PNUD) analysant les raisons du retard du Monde arabe,
relève, entre autres lacunes, les carences en matière de traduction.
Pour une langue, l’arabe, qui a donné au français le mot Turjumân
altéré en drogman lequel a donné un autre
mot plus noble et surtout plus explicite quant à son étymologie :
truchement, au sens de porte-parole, de représentant et
d’intermédiaire, le déficit en matière de traduction a été ressenti
chez nous comme une humiliation.
A Bagdad, l’Athènes du monde arabe, aujourd’hui à feu et
à sang, six siècles avant la découverte de l’Amérique, régnait
al-Ma’mûn, l’un des califes les plus prestigieux de la dinastie
abbasside, celui que les historiens occidentaux compareront
anachroniquement à Louis XIV en France, et aux Médicis, en Italie.
Al-Ma’mûn créa un centre de recherche, Bayt al-Hikma, la
Maison de la Sagesse dont l’une des activités principales était la
traduction. C’est cette institution qui a sauvegardé et restitué
Aristote à l’Occident. Signalons pour l’anecdote que les œuvres
traduites étaient payées au poids : pour un ouvrage pesant une livre
le traducteur touchait un cachet d’une livre d’or ce qui encouragea
la tricherie. «Les traducteurs abusaient de la lettre de grande
dimension et laissaient les interlignes et les marges les plus
larges» (Juan Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne,
Sindbad, Paris, 1985, p. 28).
C’est cette école de traduction qui, quatre siècles plus
tard, servira de modèle à celle qui sera instituée, à Tolède, par
Alphonse X dit le Savant, et qui véhiculera bien des œuvres arabes
en traductions castillanes et latines, dont profitera Dante
lui-même, pour affiner sa Divine Comédie.
Parmi les questions posées en sous-thème pour
enrichir le débat, il en est une qui m’interpelle particulièrement :
Est-ce que la langue maternelle, donne au texte littéraire sa
véritable identité ?
Oui, mais pas toujours et pas exclusivement. Pas
toujours, parce que la langue de bois, par exemple, quel qu’en soit
l’idiome, n’a jamais attesté une appartenance. Pas exclusivement,
car, à chacun moment, je n’ai dissocié Cioran, pour qui le français
este une « langue thérapeutique », de sa roumanité à la fois lucide
et inquiète. Et puis Senghor dont on fête cette année le centenaire,
qui mieux que lui s’est fait le chantre de la négritude, dans un
francais qu’il a bien nourri d’africanité ? Cependant,
indépendamment du génie de l’un et de l’autre, n’y aurait-il pas
lieu aussi d’explorer ce qui dans le génie des langues romanes les
rendrait plus aptes que d’autres à exprimer l’altérité ? Cela est
du, sans doute, à l’histoire de leur houleuse méditerranéité.
Néanmoins, écrire dans la langue de l’autre ne va pas,
il faut en convenir, sans ambiguïté. J’en sais quelque chose, moi
qui écris aussi bien en arabe qu’en francais, et je m’en explique
dans un essai que j’ai intitulé Science et conscience des mots
(Ed. Cérès, Tunis 1994) Et c’est au plus profond de mon être que je
vis l’incompréhension de plus en plus grave entre moi et moi, entre
l’Orient qui m’a donné le jour et l’Occident qui m’adopte. Et, bien
que trahi de toutes parts, je me sens doté d’une force double pour
continuer de me battre contre ces prophètes de malheur, qui
annoncent avec une jubilation implicite le choc prétendument
inéluctable des civilisations.
Pour revenir à notre sujet, et puisque la Roumanie
accueille le Sommet de la francophonie. Je suggérerais à l’Union des
Ecrivains de sensibiliser l’Organisation Internationale de la
Francophonie (OIF) à la nécessité de soutenir un vaste programme de
traduction en francais d’une collection d’œuvres représentatives
originaires des Etats membres et d’en doter l’ensemble des réseaux
des bibliothèques publiques relevant de ces mêmes Etats. Pareille
action ne ferait que consolider la raison d’être de cet organisme et
rehausser son prestige.
Abdelaziz KACEM
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