Rodica Draghincescu

 

Fragment d’ombre

Entre l’espace et le temps, brune déshabillée, seins en plastique noir, corps jeune paré des micros. À côté, un écran blanc, des rythmes intergalactiques, prêts à l’avaler. L’ombre danseuse grandit et diminue, commandée par un projecteur vidéo. Chaque mouvement dans l’ombre décompose un fragment d’ombre. L’ombre du corps est lancée en lambeaux. La fille se précipite, court vers l’écran, regarde son ombre massacrée, gémit, pleurniche. Son désespoir est façonné, interprété, reproduit, restitué, rendu en échos. Intergalactiques, à travers ce noir aménagé, les spectateurs restent le nez collé contre les jambes de l’image, léchant le mouvement. Cette interprétation du temps et de l’espace finit par des applaudissements.

Il fait jour. Le jour est la nuit vue de dos. Sur le seuil de ma porte, la photographie d’une oreille. " Où es-tu ? " Une signature trop courte. Le reste du premier cadre est un visage absent.

Note :

Au Japon, Izanagi, ayant quitté les régions infernales, voulut se purifier. Il alla se baigner dans une petite rivière. De son œil gauche surgit la déesse Amaterasu.


Mélancolie sans rendement
(besoin d’un mur mitoyen)

ELLE chargeait l’avenir avec les lèvres. Ainsi (...). Avec les lèvres. Ainsi (...). Tel un moulin à vent. Elle renouvelait l’avenir. La partie supérieure recouverte de la partie inférieure, vite, tel un moulin à vent, à ce que la bouche réchauffe la seconde et refroidisse la minute. Des plaintes sous des rires dans des plaintes, en train de rire ou de pleurer. Non-stop. Apportant la minute au ventre de la seconde, jusqu’à l’explosion finale. Un mécanisme divisé, tel un premier accouchement. Vite. Sans crier. Négligeant le cri, la plainte, le halètement. Vite. À la place du fœtus, le sang vidé, manqué de contenu et d’importance, le sang trop simple, vite, le sang de qui ? Mais qui puisse naître ou mourir, s’il n’y a personne de ce côté-ci, ni de ce côté-là ? Vite. À la place du fœtus ou du mort, la substance marron, rouge-marron, tel un gâteau aux myrtilles, au chocolat et à la crème Chantilly. Vite. Ses dents coupaient des mots trop longs, comme un appareil électrique ou comme un système à mâcher ce qu’on lui donne à mâcher : objets, phénomènes oubliés, délicats, duveteux, moelleux, histoires, poèmes en action.

À l’aube j’entendais ses slogans pessimistes. Au coucher du soleil, les mêmes slogans devenus optimistes : " Le présent est olfactif, l’avenir du futur existe, mais on ne connaît pas sa raison. Le passé n’est que l’horloge en retard de dire l’heure exacte. Tout regard fixe du tic-tac cherche un endroit meilleur pour ses aiguilles mortes ".

Elle flairait chaque objet, chaque trépidation d’objet, fermait et ouvrait les yeux , pêchait des riens dynamiques, vents légers, couleurs criardes, sons forts, échappés de leur propre sens ou de leur propre source. Elle mettait la main dans la bouche, mordait son identité, en la relâchant, afin qu’elle tombe tâchée de sang sur la feuille enceinte. La main tombait, comme une grosse pierre. Boum ! Et le sang s’écoulait , écrivant des histoires rouges.

J’ai toujours associés ses petits yeux d’automne au jaune d’œuf. Une écrivaine aux yeux-jaune-d’œuf c’est moi torturée par la langue ou par la lampe. Oui et non. Qui ? Son écriture rouge.

Elle m’expliquait des bizarreries, sur la vue et l’odorat des sons, sur l’ouïe des couleurs, insistant sur (...) et justifiant les (...) champs du cœur dont les racines étranglaient la conscience d’un homme heureux. Tirets et groupes de tirets, tirets et groupes de tirets, elle parlait des tirets et des groupes de tirets qui séparent les couples de mots, surgissant quand il n’y a plus rien à dire, comme les amants pervers ou bien comme les insectes d’un sens malade.

Chaque jour. Chaque jour. Elle parlait à tort et à travers, s’absentait de soi-même. Sa folie égalisait mon manque de courage. Elle était LUI. Lui, il était le fou de celui qui n’existait pas, mais qui faisait tout le temps entendre ses cris : " Moi, à cause de toi et de vous ! "

J’ai eu et j’ai encore de bonnes intentions, comme celles d’écrire un poème pur, pour vous, vite, vite, pur et pour, purement et simplement pour vous, mais chaque poème commence pour lui et devient elle. Ca détruit le lecteur, l’auditeur, l’intermédiaire.

J’ai associé ses yeux verts, automnales, au jaune d’œuf. Une écrivaine aux yeux jaune d’œuf c’est quoi ? La métaphore en chair et en os ?

Contrainte et forcée, avouerait-elle son sort ? J’écris des mots sur elle-à-lui. Il pipe les mots. Il triche les mots, il fausse les mots.

J’ai eu et j’ai encore de bonnes intentions, comme celles d’écrire un poème pur, pour vous, vite, vite, vite, purement et simplement pur et pour vous, mais chaque poème commence pour lui et ca détruit le lecteur, l’auditeur, l’intermédiaire.

 ?

 J’avais entendu toutes ces aberrations, telles la prise de conscience noire, la feinte du bonheur, le purgatoire de la mélancolie. Vite. Chaque jour.

J’écris des mots à travers lui, pour elle. ELLE pipe mes mots, elle triche, elle fausse, elle ment. Contrainte et forcée, elle regrette d’être un poème nu face à son maître ou à sa maîtresse.

Pourriez-vous dire que ce que vous aimez chez moi n’a pas été longuement torturé par ce bourreau d’identité ?

Post scriptum :

1. Je dédie le reste du (...) que je n’attends plus, à tous ceux qui ne comprennent rien de ce communiqué de (...).


 
Stuttgart, le 30 janvier 2003


Comme le poète de la poétesse

mon écrit ne rit pas
mon écrit ne pleure pas
il me casse la gueule
me casse les oreilles
ferme mes yeux
lèche mon bonheur
crache ses sentiments sûrs
sur mes sentiments sûrs
à quoi bon mentir ?
mon écrit ne se vend pas
il me vend
 à quoi
bon faire semblant de pleur
nicher ?
vous dire des mots sucrés sûrs
sur la mort de quelqu’un de sûr
si tous mes "quelqu’un"
vivants beaux féminins viriles sont
m’appelle pas michel
sylvia andré guy
valérie marie julie
ni jean-michel
quand je m’appelle j’appelle ma mère
je nomme le nom de ma mère et ma
mère s’appelle magiquement annepetiteétoile
cela signifie que je vous vois
même quand vous ne vous voyez pas !

vos noms mettez-les dans ma paume
bougez leurs lettres comme les seaux des fontaines
combien de petits diables nageurs y a-t-il ?
combien de petits anges morts y a-t-il ?
combien ? combien ?

tire au clair vos anges perdus
afin que vous les trouviez


à quoi bon parler des pivoines tulipes
beaux oignons carottes noms de fleurs-légumes
faisant concurrence à vos brumes
à quoi bon écrire malbien ?
il faut dire autre chose autrement sans
dessiner la franchise au courant de la plume

n’ai ni le plaisir ni le temps de bailler
et de fermer la bouche après
ma bouche après tout n’est pas
 métal bon conducteur d’électricité
elle n’est pas maître de vos idées
elle est la pomme de pin de visage
et basta ! ma montre
de gousset montre ma peur

cher lecteur
cher auditeur
cher éditeur
bavard amant charmant que je n’ai pas
suis le triste chevalier d’été
triste chevalier d’hiver
triste chevalier d’automne
triste chevalier de printemps
picore pas les dentelles de vos manches
ni la mémoire des morts coulants
je suis l’étoile filante
j’ai la curiosité de rendre malheureux
et de donner vos sentiments à nettoyer
si je dis sentiments ou miroirs comme tous
les aiguiseurs de sentiments et de miroirs
ma conscience se rue sur moi et crie
" t’es une comme toutes les ovariennes
tu chasses amants cultivés "
non je ne dis jamais miroir comme miroir
ni sentiment comme sentiment
suis brave méchante
sais pas bailler poétiquement
(fermer et ouvrir la bouche en 4000 exemplaires + CD+vidéo)
ni embrasser d’un coup d’oeil désastres désastreux et autres
suis brave méchante
à ce que je fasse disponible la bouche
à ce que je fasse disparaître la bouche
et que je parle entièrement
la ligne de perte
kabakubi kabakuba
kabakubi kabakuba
tout recommence
en (de) travers
obliquement
en (de) biais couteau hé
moi tiré à quatre épingles moi

mon couteau mets-toi en travers

 

Conte de Perrault

 

Motto : " N’ayez pas peur du bonheur. Il n’existe pas."
Michel Houellebecq

 

Mon image mord toute imagination, toute éternité, tout résumé.

Je ne pourrais pas te montrer mon image. Elle n’est plus là. Elle est à la quête de quelqu’un à la fleur de l’âge.

Indéfinie, incomplète, foudroyée par mon propre noir, brûlée, lucide, mon image est décédée hier soir.

Je ne pourrais pas imiter sa mort. Elle est instantanée, elle change des temps, les côtés de son carré sont égaux, font l’éloge aux yeux fermés, et de travers abritent un rose hardie, ode du repos d’un geste de putain devant la crêperie " Le bonheur ", priant genoux en l’air (à l’âge de sept ans et trois mois).

Je ne pourrais pas te montrer cette fille. Elle a la chair de mots internes et se déplace du mauve au noir, des colchiques aux muguets.

Cette fatigue d’ouvrir les yeux et de constater qu’ils sont déjà fixés sur une chemise où je n’habite plus, mais avec laquelle je joue dans le sable, enfoncée jusqu’au bout du nez, en train de contribuer à la composition d’un béton boréal, action de petite roche parlante, entre chemise et sable, faisant ondoyer les boutons  : le numéro 1, lié à la pensée négligente, le numéro 2, au frôlement sentimental, le numéro 3, à la bouche omnisciente, le 4, vérité caressante, parcourant tout corps qui s’en approche.

Cette jungle de boutons et mon corps aux pleins pouvoirs de décès.

Je ne pourrais pas te montrer ce décès. Il bout, s’engage dans une conjugaison contraire à celle de l’allant. Par mon silence de blanche feuille, il se laisse violer, en quête du malheur qu’il bonheure Ses sons gagnent en force, et en amplitude.

Je bonheure des malheurs et malheure des bonheurs, à moins que le Diable ne me tombe dessus.

Je ne pourrais pas te montrer l’ "il tombe dessus ", cette respiration de, ce souffle de, cet ange blotti contre mes lèvres échaudées, alternant entre le brutal et le délicieux.

Comme tout idéal, légèrement hors du blanc, le Diable ne sait ni frapper ni caresser, d’où la discordance réel- irréel, tel l’horloge d’une discothèque.

Cette totalité d’irrégularités insidieuses, bourgeoises, cousine du va-et-vient des nuages innomés, mais offerts aux romantiques pour leur faire apporter de la neige, à deux.

Comme ça naquit mon image d’un blanc violé.

Mon image sort toujours d’un oiseau blanc, elle rentre toujours dans ma maman tâchée de plumes et de sang. Je ne pourrais pas l’imiter ni m’imiter.

Ne me cherche plus ! Reste loin de moi ! Si ma maman te voyait, elle commencerait à neiger, à saigner, à neiger, à saigner, à neiger. De très haute taille, ses larmes forment des glaciers rouges là où elles tombent. On risquerait une Ère Glacière Rouge.

Mon nom est décédé hier dans la matinée. Il fut mon dernier témoin.

Je n’habite plus là où j’habite. Par amour fou, ma maman m’a oubliée dans ses larmes. Autrement, depuis 3 ans, suis une grenouille rouge magiquement glacée...

Si je devais choisir une autre mort pour revenir au monde, j’aimerais m’étrangler par un conte de Perrault.

 

Stuttgart, le 24 octobre 2004

 

Dessins et poèmes de Rodica Draghincescu

 

 

  

 

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