Les ancêtres
par Tiberiu Stan
Quand j'étais
petit, mon grand-père me racontait des histoires qui parlaient de
nos ancêtres. Il le faisait tout le temps : pendant le petit
déjeuner, dans la journée, lorsqu'on se promenait en ville, le soir,
avant d'aller se coucher. Aujourd'hui, quand je pense à mon
grand-père j'ai du mal à l'imaginer autrement qu'en train de
raconter des histoires d'ancêtres.
N'oublie pas,
fiston, tes ancêtres ont toujours été les premiers, depuis la nuit
des temps. C'est grâce à leur courage et à leur adresse qu'ils se
sont fait un nom dans le monde, le nom respecté et craint de notre
nation. Les ennemis, autant que les amis, nous ont toujours
distingués et enviés, car il n'y a pas un seul pays au monde qui
ressemble au notre. Ici, le lait et le miel ont toujours coulé à
flots. Et lorsqu'ils n'ont pas coulé, ils sont tombés à
gouttelettes, au moins. On a toujours su se débrouiller, traverser
l'histoire sans se mouiller, survivre, bien qu'entourés de voisins
plus forts, plus travailleurs et plus persévérants.
En effet, mon grand-père
n'était pas le seul à parler des ancêtres. Pour mes compatriotes,
c'était (et c'est toujours) presque le seul sujet de discussion. A
la télé, à la radio et dans les journaux, les histoires glorieuses
occupaient une place prédominante par rapport aux infos de la vie de
tous les jours. Les films, les pièces de théâtre, les concerts
mettaient toujours en avant les faits des ancêtres. Mais aucun
conteur n'avait le charme et la conviction de mon grand-père.
Victor le Grand a été
bien grand, et Victor le Chétif a été grand lui aussi; ce fut
également le cas de Victor le Moyen, ils étaient tous des seigneurs
de la meilleure qualité. Grande aussi avait été leur veuve, la dame
Victoria la Garce. Mais le plus grand de tous (terriblement grand)
avait été sa Grandeur le Seigneur Victor le Sourd, surnommé
"l'Illimité" -
me racontait grand-père pendant qu'on faisait la queue devant le
magasin alimentaire, en me désignant l'emblème du dit seigneur, qui
figurait sur les bocaux de sauce tomate. Il a su résister à
l'armée anglo-norvégienne, pendant presque trois jours. Durant les
deux années de son règne, il avait perdu seulement trente châteaux
forts. Parmi ceux-ci, il a même réussi à en récupérer quatre. Son
fils n'était pas mal non plus...
C'est ainsi que
s'écoulèrent les années de mon jeune âge, en cliquettements d'épées
et claquement de prothèse dentaire. Quand on me demandait ce que je
voulais faire quand je serais grand, je disais que j'aimerais
devenir ancêtre. Et personne ne riait. Au contraire : tout le monde
se montrait impressionné par ma dévotion, et on me prédisait un
brillant avenir. Une tante à moi soutenait, en exagérant, qu'un jour
j'aurais même pu devenir administrateur de stock. Seul Victor, mon
grand-père, ne semblait pas intéressé par mon avenir : pour lui, le
passé était beaucoup plus important.
Le seigneur Victor le
Stupide avait été un modèle de sagesse pour notre nation. Ses
ennemis l'avaient surnommé "Celui-d'une-Rare-Bêtise". Lorsque les
caravelles portugaises étaient descendues sur le Danube, à la
recherche du fameux Eldorado (eh oui, celui-ci se trouvait sur nos
terres saintes, mon petit Victor), le Seigneur avait mis feu à
toutes ses forteresses et il s'était caché avec son peuple dans la
montagne. Trompés, les Portugais ont rebroussé chemin, sans rien
nous prendre. Un quart de siècle après, lorsque les nôtres sont
sortis de la forêt épaisse, humide et hospitalière, ils ont vu
qu'entre temps des Allemands avaient peuplé le pays. Ceux-ci
s'étaient bien installés, ils avaient rénové les forteresses, ils
avaient cultivé du blé et du maïs, et avaient mis en place une
économie de marché fonctionnelle. Ils avaient même restauré les
ruines pélasgiques. Mais puisqu'ils n'avaient pas réussi à faire
face à la déferlante des hommes-de-la-forêt, et cela surtout à cause
de leur odeur, ils sont retournés dans leur pays et ont tout laissé
tomber. C'est ainsi que notre peuple a toujours été, mon petit
Victor : on a toujours réussi à rouler tout le monde, d'une manière
ou d'une autre.
Ou bien:
Le premier vol vers la
Lune a été initié par le Seigneur Victor le Sourd, qui est parti de
sa capitale Hilarienburg dans un char à bœufs, merveille de la
technique de son temps. Mais la mission s'est achevée avant terme,
car dans la commune Les Culbutés, l'attelage a été reçu par les
indigènes avec notre traditionnelle hospitalité. Après un énorme
festin qui a duré deux ans et huit mois, le Seigneur est tombé
victime d'une apoplexie et il a crevé, laissant le trône à son fils,
Victor le Sourd et le Boiteux, qui après sa bataille avec les
envahisseurs helvètes allait gagner le surnom de Victor le Sourd, le
Boiteux et le Manchot.
Ou, pour en finir:
Oh, on
n'est plus ce qu'on était. Depuis toujours, ce sont nos grandes
qualités qui nous ont perdus. Il faut que tu connaisses, fiston,
l'histoire de notre Seigneur Victor le Généreux, surnommé 'le
Pouilleux'. Dans un accès de générosité unique dans l'histoire du
monde, il a entrepris une tournée des cours des Grands d'Europe,
d'Asie et d'Afrique, en suppliant tous les dirigeants qu'ils
acceptent ses cadeaux : les clefs de ses forteresses, une mine d'or
par-ci, une province fertile par-là… Mais ils le tenaient à distance
car ils essayaient d'éviter d'attraper ses parasites comme ils
pouvaient et ils refusaient d'accepter quoi que ce soit de sa part.
Alors, il a tout légué à son peuple…
Mon enfance initiatique a
pris fin avec la mort de mon grand-père, qui a rendu l'âme un
après-midi funeste, suffoqué dans un bus sur-aggloméré. C'est ainsi
qu'il entra dans la pléiade de spectres illustres de notre nation.
Mais ses histoires sont restées vives dans mon esprit et elles m'ont
guidé dans les années qui ont suivi. Sans exagération aucune, je
pourrais dire que c'est de ces histoires que j'ai tiré ma force et
mon équilibre. Elles m'ont aidé à tirer ferme sur le gouvernail du
bateau de mes errements à travers les eaux troubles de l'océan de
l'histoire.
J'ai fait
l'école, le lycée, même des études universitaires. Je me suis marié
et j'ai fait trois enfants : Victor, Victor et Victor.
Malheureusement, je ne suis pas devenu administrateur de stock, mais
seulement professeur d'histoire. C'est le métier le plus ordinaire
du pays - puisque presque un tiers de la population la pratique - et
également le plus mal payé. Mais j'ai la satisfaction de raconter à
mon tour aux enfants les exploits de nos ancêtres : j'ai repris la
relève. Je m'efforce d'être à la hauteur du grand-père. Lorsque les
petits Victor et les petites Victoria de ma classe arrachent les
planches de leurs bancs, quand ils se disputent un vêtement ou quand
ils hurlent de faim tout court, je les calme en leur donnant des
exemples illustres.
Arrière-arrière-arrière-petit-fils de héros et fils de bons-à-rien,
écoutez-moi bien et essayez de suivre le modèle de nos aînés.
Puis, je leur
raconte une des batailles de notre glorieux passé, tandis qu'ils se
divisent en deux camps et qu'ils se crachent dessus les uns les
autres.
Viennent ensuite les
fêtes, et on doit parer l'école de drapeaux nationaux et de photos
de certains citoyens qui sont l'image toute crachée des héros.
Puisque nos ancêtres ont toujours été les premiers, on a presque
tout le temps quelque chose à fêter: la fête de la découverte de la
Green-Lande, la fête de l'invention de l'hélicoptère, la fête de
l'inauguration de la Grande Muraille… Et on devrait également
rajouter tous les anniversaires et les commémorations des Seigneurs
et de leurs Dames, et les célèbres défaites-seulement-à-trois-quarts
survenues dans les guerres de défense de la patrie. Chez nous, on
bénéficie de 129 fêtes légales dans l'année, sans mentionner les
religieuses. D'ailleurs, la plupart des Saints sont toujours
originaires de notre peuple.
Les choses ont pu
continuer ainsi un certain temps. Un beau jour de dimanche, alors
que j'étais seul à la maison (les enfants et ma femme étaient partis
mendier sur les marches de l'église), j'ai entendu quelqu'un frapper
à la porte. J'ai ouvert, j'ai regardé vers le bas - à la hauteur de
mon nombril - et je suis resté paralysé : devant moi se tenait Le
Petit, - dans toute sa grandeur historique. Après m'avoir assuré
qu'il n'était pas un représentant embauché pour faire de la pub pour
la sauce tomate, j'ai pu me prosterner devant lui et le convier
d'entrer.
Mon fils,
m'a-t-il dit,
d'une voix aiguë, vous devez vous attendre à affronter des temps
terriblement difficiles. Mais il ne faut pas que tu te laisses proie
au désespoir. Souviens-toi des dires de ton grand-père, souviens-toi
de nos exploits, et tu te démèneras à survivre, comme notre nation
l'a toujours su. Aussi difficile que ce soit, sache qu'on sera tous
près de toi, et que tu pourras compter sur notre aide, coûte que
coûte. Tu as toujours été un patriote, tu as toujours cru en nous de
tout ton âme. On ne te laissera pas tomber.
Les temps difficiles sont
finalement arrivés. Comme il n'était plus en mesure de nous payer
les salaires, l'état a licencié la moitié d'entre nous, qu'on a
choisis honnêtement, par tirage au sort. Bientôt, ma femme me quitta
pour un petit crâneur suspect, avec plein de thune et une voiture
d'importation. Elle m'a laissé les enfants. Je ne peux pas lui en
vouloir : comme on n'avait plus de quoi payer les charges, l'état
nous avait coupé l'eau et le chauffage (l'hiver ne faisait que
commencer). C'était normal qu'elle parte.
Deux heures avant qu'on
nous coupe également le courant électrique, j'ai eu la satisfaction
de voir aux infos qu'on avait trouvé, sous les décombres d'un
nouveau quartier effondré sans raisons apparentes, la clavicule
gauche du plus ancien être humain de la terre: notre ancêtre à nous
tous. Les tests avec carbone radioactif ont établi indéniablement
qu'il datait d'avant la création du monde. Pour fêter la bonne
nouvelle, j'ai ouvert une bouteille de vin français, que j'avais mis
de côté quand j'avais fini mes études. J'aurais préféré acheter une
bouteille d'alcool à nous, de contrebande, mais je n'avais plus
l'argent nécessaire.
Je m'apprêtais à remplir
mon verre, (les gamins n'ont pas encore huit ans - l'âge légal pour
la consommation d'alcool), quand une main de femme m'arracha
violemment la bouteille. C'était une jeune fille d'une rare beauté,
habillée de vêtements que j'avais seulement vus au musée d'Histoire
de la Nation. D'où avait-elle surgie ? Mais qu'importe ?
Es-tu arrivé si bas ces
derniers temps, que tu te permets de boire le vin de nos ennemis? Tu
devrais avoir honte.
Elle versa la liqueur
infâme, et elle sortit de son sein une généreuse gourde. Puis elle
m'emmena par la main dans la chambre. Le lendemain elle n'était plus
là, mais la maison était astiquée, et le placard plein de
provisions. Une semaine plus tard, en début de soirée, je me suis vu
de nouveau face à une jolie Princesse.
Depuis, je ne fais l'amour
qu'aux Princesses des vieux temps, qui me rendent visite en calèches
dorées qu'elles garent dans mon balcon. Et, je dois l'avouer, je ne
regrette point mon ex-femme, Victoria: les Princesses sont
incomparablement meilleures au lit. De plus, elles cuisinent comme
des anges, fait injustement ignoré par nos livres d'histoire. J'ai
l'intention de faire toutes les démarches nécessaires au ministère
pour remédier à cette injustice.
traduction
de Roumain
par Jordi
Mureºan
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