Droite Caviar
par Thierry Marignac
On était dans un palace d'une république balnéaire au Sud de
l'Europe, à une heure avancée de la soirée. Ils servaient des
triples doses d'alcool dans les verres, et il n'y avait vraiment
rien d'autre à faire qu'en profiter. Dans la journée, le Congrès
Esthétique battait son plein, conférences sur conférences, débats et
forums dans quelques salles de la taille du court principal, à
Roland-Garros. L'enjeu était d'importance, on avait beaucoup misé
sur nous, dans ce congrès - d'après mes estimations, la subvention
avoisinait le budget de la
recherche spatiale. Enfin moi, comme d'habitude, j'étais là en
troisième couteau. Je n'habitais pas vraiment le palace. J'y avais
accès, quand même. Ça aussi, heureusement, c'est une habitude.
Je passe le prologue, assez laborieux, mais l'un des types qui y
logeaient - un Suédois un peu hard-rock qui faisait de la photo,
très prometteur, on l'avait invité au congrès pour ça - a fini par
me poser la question
psychologique:
-Mais qu'est-ce-que c'est ton but, dans la vie ?
Il était végétarien, je l'avais appris plus tôt dans la soirée,
lors du repas de fin de séance. Dans ce bar dont la magnificence
tenait du miracle, il buvait de la bière espagnole. Habillé comme un
étudiant californien grunge dans son tour d'Europe après la fac.
Je devais déjà être bien éméché parce que je me suis senti tenu à
la
sincérité:
-Moi ? Faire partie de la droite caviar.
Il n'a rien compris évidemment, parce que je ne me suis pas non
plus donné la peine d'expliquer ou de traduire, ni de raconter une
triste page de l'histoire de France qui lui aurait permis de saisir
le caractère novateur du terme que je venais d'introduire en
géopolitique. De toute façon, l'Anglaise
revêche qui cornaquait tout ce petit monde, s'était approchée de
moi:
-Va te mettre à l'autre bout du bar.
Je l'ai regardée sans comprendre. Elle a répété. Quelques
répliques assez senties me sont passées par la tête, mais elle
faisait partie des organisateurs. Ils me payaient pour faire de la
traduction simultanée pendant les travaux du congrès, assez bien, et
le port du Sud où nous vivions pour quelques jours était agréable.
Je me suis levé pour aller à l'autre bout du bar. On avait passé la
journée en séance pleinière et je n'avais plus un atome d'énergie.
Ma rebellion instinctive attendrait un instant plus propice. Quand
même, j'ai pris mon verre avant d'aller de l'autre côté. Mon voisin
de tabouret, cette fois, était un grand Polonais filiforme, qui
prenait lui aussi part à notre réunion internationale. Il avait une
gueule d'acteur aux joues creuses et parlait avec une intensité
hypnotique. Il était conservateur de musée, mais d'un type
ultra-moderne, évidemment. Chose rare dans notre congrès, il ne se
gargarisait pas trop de ses propres paroles. De temps en temps, il
disait même un truc surprenant. Du coup, j'en voulais moins à notre
adjudante britannique : pour la conversation, j'avais gagné au
change. Dans un anglais irréprochable, le Polack me parlait d'un
auteur russe classique, je crois qu'il s'agissait de Gogol:
-... A cette époque là, il était en Italie et il soutirait de
l'argent à sa famille, sa mère et ses sœurs restées en Russie, grâce
à son grand talent dans le style épistolaire et on s'aperçoit très
bien qu'il les exploitait, qu'il les manipulait. On ne sait pas très
bien ce qu'il fabriquait, il jouait probablement au casino, et il
buvait, en tout cas ça n'avait rien à voir avec qu'il prétendait
faire, et ça se sent dans ses lettres...
Là, c'était trop tentant, j'ai déraillé dans les grandes
largeurs:
-Oui, le proxénétisme familial. On a tendance à croire que c'est
surtout le lumpen, mais c'est très répandu aussi chez les écrivains.
Plus revêche que jamais, l'Anglaise a surgi au-dessus de mon
épaule à cette seconde précise. Je n'en rate jamais une, moi.
Je n'allais pas pleurer sur le lait versé, alors j'ai pris
l'offensive:
-Tu vas encore me lourder de ma place ?
Je savais qu'elle faisait de nos petites réunions hors travail
une sorte de happening et qu'elle avait pris sur elle le rôle de
placeuse. En tant que quantité négligeable, j'étais expulsable aux
quatre coins de la salle -
décidément très majestueuse, lambris, tentures, tapis épais,
dorures, colonnes! En dépit de mes bonnes résolutions, je
commençais à trouver le procédé abusif. A avoir des revendications
territoriales. Comme celle de finir mon triple whisky sur le même
tabouret.
L'Anglaise a pris son air vieille fille. Elle a haleté un peu.
Elle m'a demandé d'expliquer ce que signifiait mes propos. Elle
parlait plutôt bien le français, mais dans son milieu, on ne se
faisait pas souvent lourder. J'ai répété, mais cette fois dans mon
américain le plus nasillard. Dans cette langue là, il y avait encore
un mot qu'elle ne comprenait pas, pink slip, l'avis de licenciement.
Je ne sais pas pourquoi c'est toujours au plus mauvais moment que
les métaphores risquées me semblent carrossées comme des Chryslers.
L'Anglaise habitait Londres m'assurait-elle, et n'entendait rien
aux suavités d'Outre-Atlantique.
Il était temps de s'imbiber un peu plus. J'ai commandé un nouveau
verre.
L'Anglaise restait là, attendant mes explications, résolue à me
gâcher la soirée. Elle a insisté:
-Je viens de Notting Hill, moi, pas de Brooklyn.
Heureusement, la barmaid était rapide. J'ai bu quelques gorgées,
et nos divergences linguistiques ont cessé de m'inspirer. J'ai dit:
-Dommage.
L'Anglaise ne s'est pas détendue pour autant. Elle m'a regardé
droit dans les yeux, et elle a tourné les talons. Le Polonais
parlait à quelqu'un d'autre, évidemment, comment voulez-vous suivre
une conversation dans des conditions pareilles.
Je me suis dit qu'il était temps de ne pas en commander un
troisième et je suis descendu du tabouret de bar en laissant un
pourliche considérable, peut-être pour faire une sortie théatrale,
ou alors par besoin d'amour. Le Sud ne me vaut pas grand chose en
général, et encore moins quand il faut travailler.
Bien sûr il y avait l'Atlantique et ça changeait tout, ça donnait
des ailes à la
nostalgie.
Mon spleen océanique était nettement prématuré. Je choisis la
mauvaise sortie, sur la mer. L'Anglaise m' y attendait en embuscade
en compagnie du principal organisateur du congrès, celui qui
brassait l'argent. Elle ne lâchait pas le morceau. Elle me fixait.
-C'est à moi de placer les gens. Je travaille.
Elle me barrait la route, j'étais bien obligé de la regarder.
C'était une quadragénaire pas vilaine, qui avait sans doute bien
vécu. Mais elle tenait trop à continuer sur un grand pied. La
corruption interne brouillait son teint, altérait sa voix. Et son
regard, qui aurait pu avoir quelque chose de vaguement féminin,
n'était plus qu'une question de principe. En réalité, je la
soupçonnais de ne pas cracher sur la vodka.
Ces alcools blancs, ça ne réussit pas aux anglo-saxons.
Je n'ai pas voulu être en reste d'amabilité, même si ça devait me
coûter le séjour. J'ai réagi sans éclat de voix, sèchement:
-Just don't get fresh with me.
Le principal organisateur, un gars trapu, originaire de la
région, plutôt gentil d'habitude, m'a jeté un regard empreint de
solennité.
-Mon cher traducteur, ce n'est pas parce que nous sommes dans un
contexte amical, qu'il faut commencer à...
Et ils continuaient à me barrer la route, alors je suis passé au
milieu, parce qu'ils payaient bien, certes, mais maintenant j'avais
envie de rentrer me coucher. Avant de les planter là, je les ai
assuré de mon silenceet de ma sujétion parfaite, dès huit heures le
lendemain matin. Ils n'avaient pas l'air convaincus. Je suis sorti
écouter le ressac et respirer la brise marine.
Il pleuvait légèrement. C'était encore mieux.
Le principal problème du Congrès Esthétique, c'était lui-même.
Pourquoi se tenait-il ? A quelles fins ? Dans quelles conditions ?
(Sur cette dernière question, la fatigue me fournissait des éléments
de réponses). Last but not least : qu'allait-il produire ?
Les participants étaient un peu embarrassés. Dans les réunions de
ce genre, d'habitude, on leur disait ce qu'il fallait faire. Une
conférence de presse était prévue en fin de semaine, le temps était
compté. Il s'était mis à pleuvoir à torrents, la ville balnéaire
elle-même ressemblait à une duègne du Nord
de l'Angleterre.
Les organisateurs étaient assez pressants. L'évènement virtuel
censé découvrir son propre contenu anti-mondialisé au fur et à
mesure de son déroulement, c'étaient eux qui l'avaient conçu. Au
prix de pas mal d'efforts, obtenant à l'arraché un budget plutôt
coquet qu'ils s'étaient empressés de claquer en
locations de salles, billets d'avion, chambres d'hôtel, repas,
excursions. L'Anglaise devenait de plus en plus irascible.
J'avais intérêt à marcher droit, j'étais dans le collimateur
depuis la veille. En séance, ça n'était pas trop grave, j'avais du
boulot, et pas une seconde pour penser à autre chose. L'Anglaise me
reprenait de temps en temps, quand elle trouvait que mon américain
devenait trop relâché. Je me suis efforcé de redresser la barre,
pour avoir la paix. Les intervenants étaient loin d'être électrisés
par la pression à laquelle on les soumettait. Au contraire, ça les
bloquait. Alors ils s'égaraient dans des propos de plus en plus
filandreux, et
vu ma tendance à résumer, en traduction ça devenait un peu maigre.
Du coup les organisateurs me regardaient de travers, et aussi les
orateurs, quelquefois.
Je me suis mis à détailler un peu plus leurs circonvolutions. Je
faisais des allers-retours français-anglais à cause des deux
Africains de service qui avaient des lacunes dans la langue de
Shakespeare, et intervenaient à leur tour dans celle de Corneille.
Les autres participants étaient tous membres d'une couche
parasitaire cosmopolite de l'Euroculture, habitués à parler
l'anglais, et plus rarement, le français. Au bout de quelques heures
j'étais chaud, j'allais plus vite. Bien sûr, j'étais incapable de
savoir de quoi ils parlaient. Leur vocabulaire appartenait au
lexique post-structuraliste le plus dense, celui qui ressemble à un
patois. Enfin, tout ça ne m'handicapait pas trop non plus, je
finissais la plupart du temps par trouver les associations d'idées
nécessaires. Une fois que c'était fait, il ne restait plus qu'à
anonner leur catéchisme.
Bien sûr, raisonner par analogie ça n'est pas la méthode de rigueur
en traduction, et je m'attirais quelques réflexions des
organisateurs. Je me suis forcé à compenser en ajoutant un peu de
lustre à mes improvisations, et ça marchait.
Les orateurs se rengorgeaient en m'entendant débiter les métaphores
chics dont j'émaillais à leurs interventions. Du coup, les
organisateurs faisaient la part des choses.
Non, l'écueil c'était en dehors des sessions, quand j'avais envie
de me distraire. J'essayais de rester sur mon quant-à-moi pour
éviter les gaffes, mais ça ne passait pas bien. Ils avaient tendance
à prendre ma réserve pour de l'arrogance. Les groupes sont un peu
comme les femmes: furieuses quand on les drague, enragées quand on
les ignore. Du côté des organisateurs, on me foudroyait du regard.
Selon eux, ma fonction comportait certains devoirs d'hôtesse
d'accueil. Ma paranoïa finissait par reprendre le dessus: quand
j'engageais la conversation, histoire d'être aimable, j'essayais de
ne pas parler du congrès.
Mais les invités ramenaient souvent le sujet sur le tapis persan qui
étouffait le bruit de nos pas. Mon répertoire de platitudes
s'épuisait. J'avais déjà essayé: "Ma compétence esthétique ne va
pas jusque là", "C'est passionnant !",
"Combien de pays sont représentés ?", "Vous êtes un orateur
formidable !", "Il y a longtemps que vous travaillez dans ce
domaine ?", "Quelle chance de vivre en Allemagne!".
Les deux Africains m'ont coincé dans un couloir pour me demander
des cigarettes. On en a grillé une. Avec eux, le flegme britannique
n'était pas facile à garder. Comme je travaillais beaucoup pour eux
en séance, on sympathisait.
Les organisateurs ne voyaient pas ça d'un très bon œil, surtout
l'Anglaise. La caution tiers-mondiste, c'était à elle qu'on la
devait. Les deux Africains, de leur côté, ils avaient tendance à
profiter de la situation pour m'entraîner dans le numéro
implicitement exigé d'eux par le congrès: le bon ou le mauvais
sauvage. A l'inspiration : quand le Blanc mondialisé avait besoin
d'être fustigé, ils ne se génaient pas, mais ils savaient aussi
l'endormir à force d'obséquiosité. Selon moi, ils menaient bien leur
barque. Par fatigue, il m'arrivait
d'envier leur position.
Les organisateurs faisaient la gueule, et l'Anglaise n'était pas
la dernière à exprimer son mécontentement. A deux, les Africains
pouvaient passer pour les plénipotentiaires raisonnablement
folkloriques - avec une touche post-moderne, élégance oblige - des
nations sous le joug de la domination du Nord.
Mais dès qu'on se mettait à traîner ensemble, ma bobine blème de
Parisien au sortir de l'hiver se conjuguait à leur extravagance
étudiée, conférant au groupe que nous formions des allures trop
Chateau-Rouge au goût de nos hôtes. Et on avait fait sécession tous
les trois deux soirs de suite, pour une tournée des bars. Le
caractère homérique de ces deux expéditions, dont les échos étaient
parvenus aux oreilles de tout le monde, n'avait pas augmenté mon
crédit auprès des organisateurs.
En tant que traducteur, j'étais principalement au service des
deux Africains. Dans l'ensemble, ils jouaient leur partition et je
ne leur donnais pas tort, mais on ne voyait pas les choses du même
bout de la lorgnette. Plus tôt dans la journée, ils s'étaient mis
debout pour improviser un poème scandé particulièrement absurde que
j'étais censé traduire vers l'anglais en me mettant à rugir en
cadence avec eux. J'ai plutôt ricané quand les lions du Sénégal ont
battu l'équipe de France, mais je ne me sentais pas pour autant une
vocation de bête de scène. J'avais loupé un mot noyé dans le flot
symbolico-animiste éructé par les deux Africains ravis de leur quart
d'heure de gloire, et je m'étais fait vertement reprendre par
l'Anglaise, qui protégeait ses poulains. Ça m'avait paru suffire,
ces fantaisies. J'étais sorti de la pièce. Depuis, les Africains,
pas mauvais bougres, avaient admis leur erreur. Mes Camels nous
servaient de calumet de la paix.
On a abordé les grandes questions de l'humanité: l'alcool,
l'argent, les femmes. Je n'étais pas contre leur tenir compagnie,
s'ils se montraient raisonnables. Ils m'ont redemandé des
cigarettes. Mais j'ai attendu un peu avant de leur donner. Alors ils
m'ont promis de me repayer un verre, le soir. On s'est mis à
rigoler. La mondialisation, c'est pas toujours si négatif.
Ça s'est un peu tendu, tard dans la soirée.
On était décontractés, les Africains buvaient du rhum, ils
étaient de bonne humeur, ils m'ont dit :
-Il faut que tu viennes à Dakar. Là-bas, les règles sont claires.
Il y a un diable sous ma peau qui me met souvent dans des
situations délicates.
-Il fait trop chaud dans votre Tiers-Monde pourri, on regarde un
verre d'eau on a la courante, et si on se coupe le doigt on attrappe
la gangrène en dix minutes.
A ce moment là, je trouvais que moi aussi j'avais le droit de
jouer les primitifs.
Ça ne les a pas fait rire du tout. Ils m'ont contemplé d'un air
glacial.
Je me disais t'as gagné, tu viens de mettre en boule les deux seuls
copains que tu pouvais te faire dans cette ornière. Le plus
raisonnable des deux Africains - un très élégant musicien - m'a
répondu en détachant ses mots:
-Je n'aime pas les Occidentaux malades sous les tropiques.
J'ai souri largement:
-J'étais sûr qu'on allait s'entendre.
Je devais être en percussion, moi qui ait toujours eu un sens du
rythme navrant, parce qu'ils se sont quand même mis à rire, petit à
petit, au fur et à mesure que nos tirades ont retenti dans leurs
têtes, flattant leur sens du tempo.
Le lendemain, une femme à l'aspect débonnaire, mais sceptique
arriva de Copenhague. Les organisateurs étaient visiblement flattés
et inquiets à la fois. Il s'agissait d'un personnage haut placé dans
les institutions culturelles européennes. Elle parlait peu, mangeait
peu, buvait peu. Beaucoup de gens dans l'assemblée venaient engager
la conversation avec elle, ne lui arrachant que quelques phrases
polies. Elle promenait sur notre kermesse un regard de radiologue,
je le remarquai tout de suite. Elle scrutait l'assemblée, isolait un
individu, le décomposait en séquences élémentaires avant de passer
au suivant .
Elle comprenait l'allemand et l'anglais. La cinquantaine, elle avait
l'air naturellement compassé des fonctionnaires culturels d'un
certain standing. Elle était habillée en bleu marine. Apparemment
pas dépourvue de gentillesse, au demeurant. Mais pressée.
Elle parla de moins en moins, et le matin du troisième jour, je
n'avais même pas remarqué son absence, lorsque les organisateurs,
l'Anglaise en tête, vinrent nous avertir qu'elle était partie pour
des raisons strictement personnelles. Je n'y prêtai tout d'abord pas
beaucoup d'attention, mais l'Anglaise me demanda de traduire un
message de la même cuvée - encore plus insistant - une deuxième fois
un peu plus tard dans la journée. Ce départ était un camouflet pour
les organisateurs.
La séance du dernier jour se révéla particulièrement déprimante.
Les organisateurs n'avaient d'autre choix que de jouer cartes sur
table : le lendemain se tenait la conférence de presse, ils avaient
dépensé une somme considérable pour que le monde de l'art, dans une
parodie symbolique de réunion internationale s'adresse au monde
politique. Où en était-on?
On évoqua les problèmes de visas rencontrés par les deux
Africains lors de leur voyage pour venir au congrès. On proposa de
réclamer la liberté supra-nationale de circulation des artistes.
Un groupe séparé rédigea une lettre au président de notre
république balnéaire pour lui réclamer plus d'argent afin de
permettre "l'exploration des nouveaux champs sémantiques découverts
pendant le congrès".
Les organisateurs s'énervaient. Ils attendaient un responsable
politique local, sans doute celui qui leur avait attribué la
subvention, et se sentaient tenus à fournir quelque chose de plus
tangible. A mots à peine couverts, ils évoquèrent la possibilité que
le communiqué final du congrès puisse servir l'image du politicien.
Les Berlinois, assez radicaux, parlèrent aussitôt
"d'instrumentalisation", sur un ton offusqué. Une nouvelle ronde de
discussions très animées s'engagea alors. Pour moi, c'était plus
facile. On parlait de quelque
chose. On gagnait du temps. Le groupe faisait de la résistance
passive en rallongeant les débats. Personnellement, ça m'arrangeait.
Mais la situation s'inversa lorsque les organisateurs montrèrent
qu'ils ne lâcheraient pas le morceau, qu'on resterait en séance
jusqu'à ce qu'on ai trouvé quelque chose. Le rituel
se fit d'une lenteur torturante. L'Anglaise proposa un lexique des
termes que nous avions découvert au cours des journées
précédentes...
Les échanges se prolongèrent jusqu'au soir. Je tombai de fatigue.
Au bout d'un temps infini, les organisateurs finirent par se
résigner à ne pas obtenir plus du groupe que ce qu'il avait déjà
produit. Ils se mirent vaguement d'accord pour organiser une petite
soirée le lendemain au Centre d'Art Contemporain. Quelques guitares,
une présentation vidéo, une performance. Les organisateurs, à
présent eux-mêmes lessivés, semblèrent se persuader que c'était
suffisant.
Dans un accès d'avarice qui devait m'occasionner des remords
accablants le
lendemain, je laissai le barman fabriquer mes champagne cocktails
avec du mousseux régional. Après la fin des délibérations, j'avais
dormi quelques heures, et j'étais maintenant d'excellente humeur,
mon travail touchait à sa fin. Un des invités du congrès, un Italien
caustique, lui aussi habillé avec soin, entra dans le bar. C'était
un théoricien plus futé que les autres qui vivait à Paris. Pendant
les séances il était irréprochable, s'exprimant clairement, et sans
s'éterniser. C'était mon premier congrès de ce genre mais j'avais
l'impression qu'il faisait le strict nécessaire, assez bien, avec
sobriété et une économie d'efforts confinant à la parcimonie.
J'avais tenté de lire une de ses brochures (le congrès m'y
encouragait) sans y parvenir, mon esprit divaguant à la dixième
ligne, mais j'y reconnaissais une dialectique post-marxiste qui
m'avait toujours amusé, parce que c'était comme une langue qu'il
fallait apprendre et manier, un jeu.
Je l'accrochai au passage.
-Ma tournée.
Cela parut le surprendre. Bien que le congrès nous accorde des
frais royaux, personne ne payait à boire, ni quoi que ce soit
d'autre d'ailleurs. Sauf les Africains évidemment, chez eux c'était
immoral d'être radin. L'Italien s'installa sur le tabouret voisin.
Je lui demandai:
-Ça fait longtemps que tu vis à Paris?
-Vingt ans.
Je pensai tout de suite aux Italiens encombrants, protégés à
l'époque où le monarque régnait sur la France.
-Brigades Rouges?
-Non.
Je citai le nom d'un groupe ultra-gauche italien, oublié et
minoritaire.
Il me scrutait, partagé entre méfiance et curiosité.
-Comment est-ce que tu connais ça ? me demanda-t-il.
-Des rêveries, dans ma jeunesse.
-Alors pourquoi est-ce que tu parles de "droite caviar"?
Dans un groupe comme le nôtre, les informations les plus
saugrenues circulaient sans arrêts. Rien n'était étanche.
-J'ai dit que c'était mon but. Comme tu peux voir, dis-je en
indiquant le
mousseux régional, j'en suis encore loin.
Il m'examina par-dessus ses lunettes, et sourit. Ensuite, il me
parla de l'Argentine où l'avaient mené ses activités l'année
précédente. Mal payé, disait-il, mais un mois sur place sans rien
débourser, en échange de quelques séminaires dans une université de
province.
Puis il évoqua les turpitudes sexuelles d'une jolie invitée du
congrès - une artiste assez jeune sur laquelle les regards des
hommes s'attardaient en coulisses pendant les suspensions de séance
- détaillées dans un livre de mémoires paru l'année précédente,
édité par un centre d'art en Hollande. Il me montra le bouquin qu'il
avait en sa possession, et me demanda la signification d'un ou deux
termes orduriers désignant les organes génitaux. Il n'était pas très
à son aise en anglais. La jeune femme, qui livrait ainsi son
intimité la plus
débridée au monde culturel, avait bien sûr un visage d'ange. Elle
n'était ni Française, ni Américaine, mais Scandinave, avec un style
- tant dans son maintien au cours du congrès que dans son écriture,
trop appliquée - qui affadissait le caractère scandaleux de la
publication ; selon moi, quelque chose de bergmannien dans la
langueur, fantasme laborieux et luxure ronflante. L'Italien
objectait, l'innocence
dans le péché etc. Je trouvais ça vraiment macaroni, alors je lui ai
dit qu'il fallait décoincer de la Madone, qui de surcroît n'a jamais
été blonde. Il m'a rétorqué que le problème avec nous, les
Parisiens, c'est qu'on trouvait toujours à redire. Je me suis
entêté:
-Chacun ses points forts. Chez nous c'est ça qui plait.
Il a secoué la tête et payé sa tournée.
Dans l'ensemble, on passait une bonne soirée, juste un peu trop
arrosée.
Le lendemain, je me suis réveillé à onze heures et demi en
maudissant le mousseux régional. J'étais mal fichu, vaseux. Je
n'avais pas entendu le réveil de l'hôtel, et raté la conférence de
presse.
Après le demi-litre de café et les deux aspirines réglementaires,
mon humeur s'est améliorée. Un soleil magnifique illuminait la baie,
entourée de montagnes. Il me restait une journée entière d'oisiveté
devant l'océan avant de reprendre l'avion.
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