L’éternel adolescent
par
Daniela Hurezanu
J’aime
le mensonge. Ma vie entière n’est que mensonge, mais un mensonge
pur, si l’on peut dire, le mensonge désintéressé des fous qui se
font un monde à eux et y vivent comme dans un château de sable
changeant avec chaque grain qui s’y dépose ou s’en retire. Mais le
mensonge intéressé, il n’y a pire que ça. Et je prends ici mon
Créateur pour témoin que jamais un tel mensonge n’est sorti de ma
bouche, et que l’histoire qui va suivre n’est que la vérité pure,
l’histoire de la vie de quelqu’un dont la vie fut un mensonge.
Dans ma
dernière vie, pour ainsi dire, je venais de l’un des pays de l’Est,
de l’Europe de l’Est, je veux dire, et je passais pour un escroc de
génie. Génie, parce que je parlais douze langues, et celles que je
ne parlais pas, je pouvais les imiter avec une aisance propre à
quelques élus parmi lesquels je comptais, et qui finissait toujours
par convaincre mes naïfs interlocuteurs d’une maîtrise fictive; mais
“escroc,” pourquoi?
Cette
épithète d’escroc que les gens que je fréquente attachent à
mon nom, n’a jamais été de mon goût. Que quelqu’un refuse de
participer aux voies standardisées de l’échange, qu’il s’empare de
l’objet désiré sans accepter de traiter cet objet en marchandise--en
payant pour sa valeur ainsi désacralisée--, et la société le traite
du coup de voleur ou pire, d’escroc! Moi, je respecte l’objet,
c’est pour ça que je le vole.
Enfant,
j’avais toujours les poches pleines d’objets que je prenais ça et
là, j’avais le culte de l’objet petit, et la vue des boutons de
chemise aux formes les plus variées, des pièces de monnaie et des
anneaux en quelque métal qu’ils fussent, produisait un tel effet sur
moi que je n’avais plus de répit jusqu’à la possession de l’objet.
Il faut que j’ajoute pour ma défense que la plupart de ces objets,
je ne les gardais pas. Une fois l’euphorie passée, je les donnais à
des amis ou--pourriez-vous m’en vouloir?--à l’une des jeunes filles
qui était à ce moment-là au point le plus haut de mon graphe
émotionnel.
Il n’y
a pas de plaisir plus grand que de cuisiner pour une fille qu’on
aime un repas avec des ingrédients volés. Je n’oublierai jamais le
festin que je préparai un soir pour ma favorite de l’époque, une
sauce blanche aux morilles et au romarin avec du poulet, dont
l’exquise réussite ne peut sans doute s’expliquer que par la touche
sacrée que ces ingrédients reçurent lors de leur soustraction au
circuit marchand.
Mais
tout ceci me remet à l’esprit d’autres vies que j’ai eues, beaucoup
plus passionnantes que la dernière, et que je ferais mieux de
raconter avant qu’elles ne se couvrent du voile de l’oubli. Dans
l’une de ces vies, j’étais un Russe blanc, et je passais tout le
temps à jouer à la roulette. Que celui qui n’a pas connu la fièvre
du jeu reste dans son coin la bouche fermée! Je sais que je parle
pour tous les joueurs du monde quand je dis que celui qui joue, même
s’il met en jeu tout son être, même s’il veut gagner de tous les
tréfonds de son être, ce n’est pas pour le gain qu’il joue, mais
pour le moment de vertige où il jette les dés, pour le moment de
risque absolu où il peut tout gagner ou tout perdre.
C’est
pendant l’une de ces nuits folles où l’on joue sans pouvoir
s’arrêter, perdu dans l’anonymat du brouillard de fumée toujours là
dans ce genre d’endroits, ivre à mesure que je perdais, et ne
pouvant pas arrêter la main qui jetait les dés sans interruption,
comme si elle était devenue un être indépendant de mon corps,
agissant en vertu d’une logique connue d’elle seule, que, tout d’un
coup, j’eus la sensation que quelqu’un me regardait fixement, et je
levai la tête pour rencontrer les yeux de celle qui allait être le
personnage central de cette version de mon existence. Je vais la
nommer Mademoiselle P.
Je
conduisis Mlle P. chez elle vers cinq heures du matin quand il
faisait encore noir, et c’est un fait apparemment sans importance
qui déclencha en moi une avalanche de sentiments qui n’auraient
peut-être autrement jamais eu la chance de voir le jour. Il
pleuvait. Il pleuvait d’une façon tellement monotone et rythmique à
la fois, des gouttes de pluie qui tombaient sur le même ton,
en résonance parfaite avec nos pas à nous sur le trottoir humide,
que je sus, je le sus avec la certitude la plus folle, que
cette pluie était la manière prise par l’univers pour manifester sa
solidarité avec moi. Elle coulait comme moi, incapable de
s’arrêter, effaçant le passé et les contours, et je pouvais entendre
dans le bruissement qu’elle faisait le chaos de toutes les formes
qu’elle effaçait dans son passage, le chaos qui me rendait ivre du
désir de disparaître.
De
disparaître, mais non avant d’empocher le million rêvé. Je promis à
l’instant à Mlle P. que je la ferais ma reine, et qu’avec le million
gagné, nous nous embarquerions pour l’Australie où nous vieillirions
dans notre ferme au milieu du désert, parmi les kangourous.
Une
semaine plus tard nous occupions, en effet, une cabine coquette sur
un bateau immense, The Ocean’s Kiss, tous les deux ivres,
ivres de bonheur et de champagne, car nous avions décidé de ne plus
boire que du champagne. Des milliers de billets de cent dollars
étaient parsemés autour de nous sur le plancher, et nos corps nus ne
cessaient de s’embrasser dans ce paradis contre-nature. Et nous
serions peut-être aujourd’hui même, nus, dans une baignoire pleine
de champagne ou sur un tapis de billets de banque, si un orage fatal
n’avait cruellement écrasé notre bateau, et si nous n’avions pas été
engloutis par la suite par une baleine au ventre de laquelle nous
poursuivons en ce moment nos jeux de chance insensés, nus et ivres
de bonheur.
L’autre
version de ma vie que je voudrais vous raconter est liée à la date
de ma naissance: treize. Très tôt dans la vie je remarquai une
série de coïncidences extraordinaires qui ne cessaient de s’inscrire
dans la ligne de mon destin, et en particulier des événements qui
m’arrivaient toujours le treize ou à d’autres dates qui se
répétaient avec une régularité effrayante. C’est à la suite de ces
coïncidences que je me mis à étudier avec passion les sciences
occultes et à marquer soigneusement les dates des événements les
plus importants de ma vie. Cette passion pour les dates devint avec
le temps si dévorante que je commençai à faire des fichiers pour
tous mes amis, les membres de ma famille, les écrivains que
j’admirais et même des personnes à peine connues qui stimulaient ma
curiosité d’une certaine façon (et vous qui me lisez maintenant,
vous êtes peut-être dans l’un de ces fichiers), où je mettais toutes
les dates importantes de leurs vies. Ma maison devint une
bibliothèque de dates, et ma mémoire, à force d’exercice, une sorte
de réservoir sans fond d’où je pouvais faire sortir avec aisance non
seulement les dates de naissance de toutes les personnalités, les
dates de leur mariage ou de leur mort, mais surtout des dates
apparemment triviales qui faisaient partie de leur destin pour une
raison ou une autre. Ainsi, je finis par découvrir des analogies
invraisemblables entre des événements sans relation apparente, mais
qui, dans la lumière de cette nouvelle relation s’imprégnaient d’une
signification particulière. Rien n’était plus un accident dans
l’univers. Tout faisait sens.
Le jour
où je fis cette découverte je craignis la folie. L’univers était un
puzzle dont j’avais découvert l’ordonnance, et cette ordonnance
était parfaite. Savez-vous que le jour où Lamartine fit la
rencontre de Graziella à Naples était exactement la même date, à
quarante-cinq ans de différence près que le jour où Saint-Preux
écrivit la première lettre à Julie? Que cent-dix ans après la
querelle de Jean-Jacques avec Mlle d’Épinay, même jour et mois,
Herman Melville trouva son fils mort, une balle dans la tête, que
vingt-et-un ans après la naissance de Barthes, le douze novembre, un
après-midi aussi inhabituellement chaud que celui où son
prédécesseur français naquit, Salvador Dali inventa Galoushka, le
personnage fantastique, né après coup, de son enfance fabuleuse, que
si vous faite l’addition des dates de naissance de Barthes et de
Melville, vous obtenez celle de Fernando Pessoa?
Or, ce
qui est le plus curieux c’est que plus j’avançais dans l’entreprise de
donner un sens à tout ce qui m’entourait, plus ma vie à moi se
dénudait de sens, jusqu’au matin où je constatai en me réveillant que
la ligne de vie avait complètement disparu de ma paume. J’avais
étudié pendant les semaines qui précédèrent cet événement sa retraite
silencieuse, pour ainsi dire, et sachant de mes lectures qu’il n’était
pas inhabituel que les lignes changent d’une manière radicale au cours
d’une vie, son éloignement graduel de la ligne de tête jusqu’à leur
séparation complète, signe de deux vies parallèles qui se déroulaient
l’une à côté de l’autre comme deux monades, la monade-esprit et la
monade-chair, sans se toucher, son éloignement donc, ne me surprit pas
beaucoup. Mais quand je regardai ma paume et que je vis que la ligne
de vie n’y était plus, ce fut comme si me j’étais regardé dans un
miroir sans voir de reflet. Je sus qu’en avalant la monade-chair, la
monade-esprit avait englouti mon double terrestre, et que mon
existence s’était retirée dans le mensonge de l’imaginaire.
Après
avoir lu tous ces faits divers de mon, ou plutôt, de mes existences,
vous vous demandez peut-être, comme mon père autrefois, si j’ai
l’intention ou le désir de devenir un membre respectable de la
société, ou pour employer ses mots, finirai-je jamais par sortir de
l’adolescence? Je crois qu’il n’y a pas d’autre réponse à cette
question que de vous raconter comment tout ceci a commencé, comment
j’ai commencé à vivre dans le mensonge.
C’était
un peu avant mon neuvième anniversaire quand mon père et moi reçûmes
une lettre de son frère sur la condition de ma chère cousine
Dulcinée. Certes, Dulcinée n’est pas son vrai nom, mais celui que la
pauvre créature s’était donnée. Âgée de trois ans de plus que moi,
Dulcinée avait grandi beaucoup plus vite que les autres enfants de son
âge. A onze ans, elle avait déjà lu d’un bout à l’autre la célèbre
histoire de Don Quichotte, et son esprit en avait été vivement
touché. Elle se croyait elle-même Dulcinée et attendait l’arrivée du
fameux chevalier qui devait venir à tout instant l’emmener dans le
pays de ses rêves. Mon oncle ajoutait que le pire n’était pas
l’illusion dans laquelle ma cousine vivait, mes les moments où elle
perdait l’espoir que le chevalier allait venir, et où elle pleurait
sans interruption pendant des heures. Enfin, mon oncle nous implorait
de l’aider et suggérait que je leur rende visite, espérant que par ma
présence, je pourrais contribuer à la guérison de cette chère
cousine.
L’impression initiale que Dulcinée fit sur moi fut celle d’une fille
moche, sale, et dont les verres de lunettes étaient si gros qu’on
pouvait à peine deviner qu’elle avait des yeux. Mais quand elle
commença à raconter les prouesses de Don Quichotte et de Sancho Panza,
je fus entraîné à mon insu dans un cercle magique où ses paroles
devenaient des caresses, et sa laideur se métamorphosait devant mes
yeux. J’étais fasciné. Je n’avais plus qu’un désir: prouver à ma
cousine que c’était moi Don Quichotte. Mais avant, je devais la
guérir de cette tristesse insurmontable, je devais effacer à jamais
les pleurs de son visage.
Une nuit,
pendant qu’elle dormait, je me faufilai comme un voleur, et comme un
voleur je volai une larme de son visage. Je mis la larme dans un
petit hexagone en cristal, je la mis au centre de l’hexagone, prenant
grand soin de ne pas gâcher sa forme allongée, de sorte que le
précieux objet, atteint en son coeur par la sainte larme, donnait
l’impression d’un verre liquide, un peu comme les montres liquides de
Dali qui suggèrent si bien le passage du temps, ou, pour renverser la
formule de Bergson, comme si c’était du vivant plaqué sur du
mécanique. Je donnai le pendentif ainsi créé à ma cousine, qui
fut bientôt guérie. Mais moi, je devins à jamais Don Quichotte,
décidé de vivre la vie comme un mensonge. A dix ans je m’embarquai
sur un bateau à destination des Antilles, et ainsi mon aventure
commença. Mais ne croyez pas tout ce que je vous dis, car, je vous ai
déjà prévenus, j’aime le mensonge...
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