La
resonance de la pensée
indienne dans la culture roumaine
par
Sergiu Al. George
La manière
dont la culture roumaine a reçu les valeurs spirituelles indiennes
est de nature à
contribuer à une meilleure intelligence du vaste rayonnement
culturel de l’Inde dans le monde. C'est un phénomène
dont les implications théoriques n'ont pas été encore considérées
à leur juste mesure.
II y a une quarantaine
d'années, le poète Lucian Blaga (1895-1961), a la fois
auteur d'une importante œuvre philosophique, remarquait,
compte tenu des proportions de la culture roumaine, que "nulle
part en Europe, autant qu'en Roumanie, la pensée indienne
n'a trouvé un écho d'une pareille qualité." Il s'agit
évidemment d'une certaine résonance qualitative, car ce n'est
point dans l’ordre quantitatif qu'un tel contact porte ses
fruits. Tout cela s'est produit sans l’appui d'un sanskritisme
de niveau européen. Et L. Blaga d'ajouter que la présence
de l’Inde dans la conscience culturelle roumaine ne fut point
une vogue passagère, a l’instar d'autres pays d’Europe,
mais, au contraire, elle "fit vibrer chez nous d'autres
cordes, plus intimes et plus profondes." Une pareille
résonance - que même Blaga ne pouvait s'expliquer -
tient, a notre avis, a une série de coïncidences a la
fois historiques et structurales.
En Roumanie, comme
partout en Europe, la découverte de la pensée indienne est
due au romantisme. Mais pour les Roumains, de même que
pour d'autres peuples du Sud-Est européen, sa signification
fut beaucoup plus forte que pour le reste de l’Europe. Le
romantisme n'y fut pas un simple courant littéraire, mais,
bien davantage, le mouvement générateur grâce auquel la culture
roumaine s'est structurée dans sa forme moderne. Au seuil
du XDCe siècle, la littérature ancienne des chroniqueurs
et des ecclésiastiques était tombée dans l’oubli, en sorte
que le romantisme naissant ne rencontra qu'une poésie mineure,
d'inspiration anacréontique, pratiquée par des boyards galants.
Pour le reste, la culture roumaine demeurait confinée aux
valeurs spirituelles du monde villageois. Dans ces circonstances,
la vague romantique, loin de se heurter a une résistance,
rencontra l’horizon même de la spiritualité primordiale
qu'elle voulait ressusciter dans la conscience de l’epoque.
C'est la même spiritualité que les romantiques recherchaient
dans la littérature sanskrite, qu'ils considéraient comme
"le plus haut romantisme".
Cette double ouverture
du romantisme, tant vers le folklore que vers l’Inde, devait
avoir des conséquences a part dans la culture roumaine. Dans
son folklore survivaient en tant que fragments - mais d'une
manière bien plus éloquente que dans la plupart des
pays occidentaux - des formes et des expériences héritées
du monde archaïque. Ce sont des formes et des expériences
semblables a celles dont témoignent les sources sanskrites
du ritualisme védique, lesquelles en offrent une ample version
et fournissent leur clef herméneutique.
Pour mieux comprendre
ce qu’a valu en Roumanie moderne la rencontre avec la pensée
indienne, il convient donc d’analyser les affinités structurales
entre celle-ci, le romantisme et le folklore roumain, riche
en valeurs archaïques. A cet effet on peut prendre comme
point de départ la conception romantique du rapport entre
le fini et l'infini. II s'agit en fait d'une polarité évidemment
analogue, voire synonyme, a celle exprimée par: absolu/relatif,
sacre/profane, un/multiple, qui correspondent plus ou moins
en Sanskrit a: amita/mita, ananta/anta, bhūman/alpa,
eka/bahu, etc.
Quant à la
pensée archaïque, la polarité de l'être relève
plutôt du domaine de l'implicite, du non-discursif. Ces termes
polaires, qui expriment des réalités incomparables, sont conçus
comme coïncidents dans le processus de la manifestation:
c'est dans la Nature, le monde extérieur, que le fini rend
manifeste, révèle donc, l'infini. Investi d'un pareil
prestige - celui d'être l'image de l'infini rendu sensible
-, le fini devient signe et symbole de l'infini et, comme
tel, le moyen d'y accéder. Aussi les formes de la pensée symbolique
sont-elles en accord avec l'ontologie archaïque, qui
suppose en même temps la polarité de l'être et
la coïncidence de ses termes antinomiques. La dialectique
même du symbole - le fait d'unifier des réalités différentes
- est isomorphe a cette ontologie, selon laquelle la dualité
de l'être recèle son unité. Le paradoxe du symbole
entraîne nécessairement celui de l’ontologie: ce qui se passe
sur le plan de l'être se projette à l'envers
sur celui du symbole. La manifestation, terme second sur le
plan ontologique, devient terme premier dans l'expérience
symbolique.
L'expérience de ce
double paradoxe fait croître la tension existentielle; c'est
la tension de la conscience, laquelle appréhende ce paradoxe
comme ambiguïté troublante et y participe autant par
la raison que par le cœur. Il en découle l’émerveillement,
qui tient à la fois, comme-en témoignent Platon et,
surtout, Abhinavagupta, de l'expérience artistique ou métaphysique,
de la religion ou de la magie, du mythe, du rêve ou
du fantastique. Voila une série d'expériences ou de domaines
dont non seulement la coprésence, mais aussi l'interpénétration
sont le propre de l'Inde, du romantisme et du folklore archaïque.
Pour les romantiques,
cette expérience de l'être et de la conscience se retrouve
dans la "Naturphilosophie" et la "Naturpoesie"
ou le monde empirique n'épuise pas la plénitude du réel -
infini, absolu, esprit, divin - et revêt ainsi le statut
de symbole. Selon Novalis, l'homme et le monde ne sont, l'un
et l'autre, que des "tropes" universels de l’esprit;
quant a la relation entre la manifestation, relevant de l'ontologie,
et la révélation par le symbole, on apprend du même
auteur que "le monde est fait par une communication -
une manifestation de l’esprit", et que "toute communication,
tout véritable échange est donc symbolique."
De même l’ontologie
indienne, qu'elle soit brahmanique ou bouddhiste, considère
pour l’essentiel qu'au monde empirique s'oppose une réalité
meta-empirique; mais cette opposition n'est pas tranchante,
l’hiatus faisant toujours place à une certaine ambiguïté
paradoxale. Pour faire ressortir les virtualités symboliques
du monde empirique, foncièrement impliquées dans l’ontologie
brahmanique ou bouddhiste, nous n'avons pas l’intention de
nous attarder sur le bien connu brahman ou antarātman
des Upanisad - qui est l'infini, a la fois immanent et transcendant
par rapport a toute chose finie - ou sur la fameuse coïncidence
Mādhyamika entre le samsāra et le nirvana. Nous
préférons insister sur la māya, représentation indienne
du monde empirique comme illusion. La maya, qui participe
de la lumière du brahman, tout en s'opposant de façon
ambiguë a son rayonnement, rappelle la dialectique du symbole
chez saint Thomas d'Aquin, devenue depuis un lieu commun:
le symbole révèle autant qu'il cache et, selon maintes
opinions, c'est l’occultation qui prédomine.
Pour l’homme des
cultures traditionnelles, la dialectique mystérieuse de l'infini
dans le fini se retrouve dans sa piété cosmique, dans le sentiment
dé nature épiphanique, d’une nature qui n'est pas "naturelle",
qui ne va pas de soi. Il convient de citer un texte Sanskrit
qui prouve l’implication de ladite dialectique dans l’acte
rituel: "En vérité, ce sacrifice est Prajāpati,
et Prajāpati est à la fois ce qui est défini et
indéfini, ce qui est limite et illimité" (ŒB XIV, 1,
2, 18). Ce passage montre clairement que le rite - expérience
symbolique primordiale, qui occupe une place centrale dans
les sociétés archaïques et leurs prolongements folkloriques
- présuppose le même paradoxe sur le plan ontologique
comme sur celui du symbolisme du sacrifice. Les dimensions
du poteau sacrificiel (yūpa) illustrent d'une manière
concrète la coïncidence du fini et de l’infini.
En tant que symbole du pilier mythique (skambha), représentation
de la réalité infinie (brahman) que l’homme est censé rejoindre
par l’acte sacrificiel, le yūpa doit avoir la même
taille que le sacrifiant. Nous avons fait état de ce détail
parce que dans le folklore roumain, dans les rites de passage
(noces, funérailles), encore pratiques de nos jours, le pilier
rituel ou son équivalent, l’arbre — symbole indubitable de
VAxis mundi -, observe souvent la même prescription
que celle consignée par les textes Sanskrits. D'ailleurs,
ce qui caractérisé notre folklore c'est la piète cosmique;
on la retrouve même dans les croyances villageoises
qui relèvent, selon Mircea Eliade (1907-1986), d'un
"christianisme cosmique". En effet, on y met 1 "accent
sur la transfiguration grâce a laquelle "le monde, la
vie, la matière vivante acquièrent des dimensions
religieuses."
Cette affirmation
du savant roumain au sujet de la transfiguration du réel s'accorde
avec I'esprit du romantisme profond, tel que l’exprime toujours
Novalis: "que je donne aux choses communes un sens auguste,
aux réalités habituelles un sens mystérieux, a ce qui est
connu la dignité de l’inconnu, au fini un air, un reflet,
un éclat de l'infini: je les romantise." Par conséquent,
l’impact de l’Inde sur les romantiques, comme celui du romantisme
et de la pensée indienne sur la culture roumaine, ne trouvent
pas leurs raisons dans le domaine de l’esthétique et de la
séduction de l’exotisme, mais bien dans des prémisses ontologiques
et symboliques communes.
En Roumanie, le premier
contact avec le romantisme a donne naissance a une littérature
qui pastichait tel ou tel models occidental, teinte d'un certain
orientalisme de pacotille. Mais cette période une fois dépassée
par le retour aux sources du folklore, selon l’exhortation
d'un Herder ou de ses émules, le grand romantisme métaphysique
et lyrique connut, avec quelque retard, son épanouissement
majeur dans la pensée et la création poétique de Mihai Eminescu
(1850-1889). Ce n'est pas par hasard que l’œuvre du poète
fit surgir l’Inde a I'horizon de la culture roumaine d'une
fa9on "consubstantielle", selon I'expression de
L. Blaga.
A part quelques exceptions,
des personnalités marquantes de notre culture, attirées par
l’Inde, ont également manifeste un vif intérêt pour
le folklore, qu'il s'agisse de philologues ou, surtout, d'artistes
et de philosophes. Parmi ces derniers, on pense a ceux qui
ont eu, selon L. Blaga, "la nostalgie de l’Inde",
c'est a dire la nostalgie de certaines formes primordiales
de I'esprit, pour lesquelles l’infini est compris dans le
fini. Ces formes, dont ils ont découvert I'expression dans
la culture indienne, se trouvent transmuées dans la substance
roumaine de leurs oeuvres; quant a celles qui leur ont échappe,
ils ont réussi a les reforger; Il est donne difficile de démêler
chez eux ce qui est, par rapport à l’Inde, l’effet
d'une influence, ou bien d'une confluence.
S'il s'agit de cerner
chez Eminescu les éléments indiens indubitables, c'est à
dire ce qu'il avait retenu de ses propres lectures et de l’enseignement
d’Albrecht Weber, on arrive à la poésie cosmogonique.
À ce propos, les discussions se sont toujours limitées
au problème des sources, sans tâcher d’expliquer la
présence de ce thème dans la vision du poète.
Certes, le thème cosmogonique relève de son
pathos cosmique. Mais plus encore: le prestige dont jouit
la cosmogonie dans la spiritualité indienne s'explique non
seulement par le fait d'être l’archétype de toute action
créatrice et de toute régénération, mais aussi par le fait
d'être une représentation de la coïncidence du
fini et de l’infini. Pour Eminescu, cette seconde signification
de la cosmogonie fut, croyons-nous, décisive. Un argument
dans ce sens serait sa profonde nostalgie du moment précosmogonique,
thème qui l’emporte sur celui de la cosmogonie. II
est fort douteux qu'Eminescu ait connu la théorie indienne
de l’acheminement a rebours (pratilomam) vers l'unité des
origines, vu qu'elle était encore peu familière, sinon
inconnue, a l’indianisme de l'époque. C'est donc un cas typique
de confluence, non pas d'influence.
Mais le cas le plus
éloquent de confluence des motifs est celui du sculpteur Constantin
Brancusi (1876-1957). A part la fréquentation assidue du musée
Guimet et la lecture de la vie de Milarepa, qui était son
livre de chevet, rien n'atteste chez lui une connaissance
de première main de la culture indienne. Toujours est-il
qu'a la suite de son voyage en Inde il avait déclare: "aux
Indes j'ai eu le sentiment d'être chez moi, j'ai retrouve
la-bas notre sagesse millénaire, demeurée intacte sous les
pluies de l’Occident."
Tout l’œuvre
de Brancusi est imprégnée du sentiment cosmique; Il était
également obsède" par la cosmogonie, qu'il a traduite
dans les formes symboliques de son art: L’œuf, la colonne,
le couple, l’oiseau, etc. Pour Brancusi, selon Carola Giedion
Welcker, "le merveilleux surgissait de la poussière
du quotidien." Cela va de pair avec le fait qu'il s'appliquait
à révéler le sens cosmique, à découvrir l’esprit
de la matière, cache dans la pierre et dans le bois.
C'est peut-être pour cette raison qu'Ezra Pound le qualifiait
de "romantique et oriental". Mais le plus significatif
c'est que dans ses thèmes symboliques, dont les spécialistes
s'accordent a admettre les sources folkloriques roumaines,
tout Hindou peut reconnaître l’expression des grands thèmes
de sa propre mythologie: "La Colonne sans Fin" correspond
au Pilier cosmique (skambha), le célèbre oeuf nomme
"Le Commencement du Monde" évoque l’Œuf de
Brahma (brahmanda); "Le Baiser" c'est le Couple
primordial, l’Accouplement (mithuna); d'ailleurs, la reprise
stylisée de ce motif sur la "Porte du Baiser", par
laquelle on accède à la "Colonne",
rappelle le thème décoratif, si fréquent en Inde, des
couples amoureux sur les encadrements (dvarasakha) de portes
de sanctuaires.
D'autre part, le
fameux projet du temple d'Indore témoigne de l’affinité entre
ces champs symboliques, inspires du folklore roumain, et le
symbolisme sacre indien. Dans ce cas, J'assemblage de ces
grands thèmes symboliques domines par l'ovoïde
- qui imprimait aussi au monument sa forme extérieure, rappelant
un stūpa - était à même de correspondre
a la tradition de l’architecture sacrée indienne.
Si l’on passe maintenant
aux penseurs marque de l'empreinte de l’Inde, il convient
de s'arrêter à L. Blaga et a M. Eliade; en effet,
tous les deux ont laisse aussi une importante œuvre littéraire,
imbue de l’esprit de leur propre philosophie.
L'œuvre de L.
Blaga devait être, de son propre aveu, la réplique discursive
de celle de Brancusi. Pour intéressant que soit un parallèle
entre sa théorie des formes symboliques et du mystère,
qu'elles ne font qu'augmenter et la métaphysique et l’esthétique
indiennes, on ne peut y insister, puisque son oeuvre n'est
pas entièrement accessible dans une langue de circulation.
On fera donc état seulement de l’œuvre de M. Eliade,
qui représente le faîte de la résonance de la culture indienne
en Roumanie, au point de nous fournir les éléments essentiels
a l’intelligence du phénomène. Ses travaux thermiques
et sa création romanesque, voire fantastique — (traduite en
Occident), font une belle unité.
Cette unité réside,
selon l’auteur lui même, dans le fait qu'il était "fascine"
par ce qu'il appelle l’irrécognoscibilité du miracle"
cache dans le quotidien. Mais cette fascination n'est-elle
pas justement celle du merveilleux, provoquée par l’ambiguïté
de l’être, telle qu'elle se trouve dans le mystère
de la māyā, ou dans celui de la coïncidence
du samsāra et du nirvāna? Tout comme Blaga l'avait
souhaite pour lui même, l'œuvre d’Eliade est le
pendant discursif de la vision de Brâncuºi puisqu'il découvre,
à l’instar de celui-ci, "le merveilleux qui surgit
de la poussière du quotidien".
D'ailleurs, on peut
observer dans l'œuvre savante d'Eliade un fait révélateur
pour notre problème: Sa double compétence, à
la fois d’indianiste et d’interprète de la pensée archaïque;
les débuts de sa carrière en Inde lui ont conféré la
meilleure qualification pour son œuvre herméneutique
à venir. Parti pour l’Inde afin de découvrir une universalité
plus large que celle de la Grèce classique ou de la
Renaissance, afin de trouver «les racines les plus profondes
de la pensée», il y eut l’occasion de se rendre compte «à
quel point on comprend mieux le folklore roumain ou sud-est-européen
lorsqu’on comprend les sources des civilisations asiatiques». En même temps, cette expérience indienne lui permit
d’entrevoir une certaine indépendance de la culture par rapport
à l’histoire, c’est-à-dire la possibilité d’un
certain espace culturel transhistorique.
Cet
article a été publié dans «Sergiu
Al-George Selected Papers on Indian Studies
», volumes II-III 1993 -
1994, The Annals of the Sergiu Al-George Institute of Oriental
Studies. Nous remercions
Mme Dorina Al-George
et M.
Radu Bercea pour leur support.
@ Dorina
Al-George
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