Orbitor-le corps
(fragments)
par Mircea Cãrtãrescu
Selivanov
priait de côté, sous un coucher de feu et nouages argentés,
et quand il vit une paysanne accroupie derrière une
grange, les jupes retroussées et le dos de chair ronde et
dure, d’où écoulait un ruisseau transparent, il sut
qu’il était tenté par l’Ennemi au-dessus de ses
pouvoirs. Plein de haine contre sa perfidie innée, contre sa
chair d’où il ne pouvait point s’échapper (car
maintenant il la sentait rigide, se hissant vers le nombril),
il se précipita dans la isba aux murs nus, blanchis à
chaux, qui leur servait de lieu de prière, et il
s’agrippa à l’immens Evangelier relié en argent
posé sur la sainte table. Il se blessa le doigt dans la
serrure, et une trace de gouttes pourprées se répandit sur
la tranche des milliers de feuilles graisseuses.“Seigneur Jésus
Christ, illumine ton servant! Aie pitié de moi, pardonne moi
et aide moi! Montre moi la Voie vers la vie et sauve-moi du Démon
du mal!” Balbutiant ces mots, il ouvrit au hazard le bouquin
et mit son doigt sur une ligne en caractères
cyrilliques écrites avec du kinovar[1]:
“Tous ne peuvent recevoir ce mot, seulement ceux qui y sont
prédestinés; car il y a des châtrés qui sont sortis châtres du ventre de leurs mères;
il y a des châtrés qui ont été châtrés par les hommes;
et il y a des châtrés qui se sont châtrés eux mêmes
pour la gloire de Dieu. Que celui qui peut recevoir cette
chose --la reçoive!” Le crâne du prophète se
remplit alors d’un éclat de diamant. Il devait tuer le
temps, émasculer l’histoire, annuler l’enfer, rester rien
qu’avec le pôle spatial et paradisiaque de la boussole de
son corps. Permettre seulement l’érection de l’esprit et
l’éjaculation chaude de la prière. Il eut la révélation
de la vulve maternelle miséricordieuse qui s’ouvrait, comme
un œil
triangulaire, dans les cieux, et dans lequel on devait pénétrer
pour pouvoir renaître la deuxième fois de l’eau de
du saint esprit. Seulement en se faisant soi-même femme
pour les hommes pouvait-on devenir homme pour Dieu, car la
sagesse de ce monde est folie et sa science --vanité.
Et le lendemain, dans la pièce sans icônes, mais peinte en
chants et en paroles étrangeres, devant tous ses loqueteux
disciples, qui, les yeux agrandis de révélation, le voyaient
comme cerné par des rayons aigus de lumière, Selivanov
se dévêtit et les montra la racine de sa liaison avec
le monde, l’ancre qui les empêchait de s’élever
dans leur véritable patrie, dans le royaume préparé pour
eux avant même le début des siècles. On devait trancher le boyau du nombril et jeter aux
chiens –comme jadis le corps infâme d’Isabelle- le
cerveau du Diable, les deux hémisphères du crâne
d’entre les jambes, flétri et poilu, voisin de l’égout
de la vergogne. En disant cela, le prophète, dont le
visage était couvert de ruisseaux de sueurs de sang, appuya
la lame d’une serpe sur la racine de son scrotum brun,
attrapé et étendu par ses doigts angéliques. La lame
sectionna doucement, sans faire couler une seule goutte de
sang, la peau et les couches minces de muscles lisses.
Seulement lorsqu’il arriva à la racine du membre
cartilagineux, après avoir tranché les petits tuyaux
minces et forts à travers lesquelle descendait la
semence, il rencontra de la résistence et sentit une douleur
déchirante, mais, finalement, le membre du péché fut décroché
entièrement du corps. Avec le serpent vaincu dans la
main gauche, le serpe dans la droite et l’œil ouvert
aussitôt, sage et marron, sous le ventre, Selivanov apparaîtra
aux yeux des croyants avec les traits de notre Consolateur
promis par les Saintes Écritures. Tour à tour,
les jours suivants, les moujiks coupèrent eux aussi
leurs boyaux qui les liaient au prince de ce monde, et commencèrent
à se sentir légers comme l’air et pleins du saint
esprit. Ils prophétisaient tous, ils parlaient tous en
langues inconnues, ils faisaint tous des signes et des
miracles, ils guérissaient tous des aveugles, des
paralytiques et des lépreux, tandis que les paysans des
cinquante villages de la goubernia éloignée louaient la
splendeur de Dieu.
Mais
le Diable, l’éternel ennemi de la Vérité et de la Vie,
entra dans la tsarine qui, après avoir appris
l’expansion repide de la nouvelle hérésie, saisie par dégoût,
commença à poursuivre les saints avec haine et
terrible severité. Le prophète lui-même fut mit
en prison, et avec lui tous les apôtres et les vieux. Mais,
divin miracle! Les châtrés, agenouillés sur la paille
pourrie et alourdis par les chaînes de cuivre, commencèrent
à chanter avec des voix d’enfant leurs chants étranges
et émouvantes, jusqu’à ce que, à cause de leur vibration, les chaînons
de leurs chaînes devinrent fragiles commes les tulpines de
pissenlit. Illuminés par le chant d’or, les murs des caves
devinrent à leur tour invisibles comme les cartilages,
et on pouvait voir, dans les couloirs, les gardiens, et, dans
les autres caves cachées, des malheureux oubliés là-bas depuis d’innombrables
décenies, avec des lichens et des pous laineux incrustés sur
leurs dos. De loin, la forteresse semblait une gigantesque église
de cristal. (p.83)
Entre le cerveau
et le sexe nous n’avons qu’un simple tube digestif, un jet
de matière où nous sommes enfilés comme une
perle sur son fil. Nous nous traînons éternellement sur ce
fil, nous l’avalons et nous le déféquons et voilà
notre vie. Buvons et mangeons maintenant, car demain on va
mourir. Et les édifications de notre raison et les phantasmes
de notre sexe avancent au même ryhtme que nous, le long
de la branche où nous sommes, et les réussites de
notre vie sont de luissantes traînées de bave sur la feuille
qui nous soutient. N’importe combien nous pensons, nous
pensons dans le plan formé par le sens de notre raison et de
notre sexe, car même notre intelligence est façonnée
par le plan où elle se déplace, tout comme l’œil
de sépia ne peut percevoir que le mouvement, et pas les
contours. Non seulement nous voyons, mais nous pensons aussi
de rouge au violet. Nous ne comprenons que le déjà-compris,
nous ne croyons que le déjà-cru. Mais comment
serait-il de voir tout le spectre dont la vue n’est qu’un
trou dans un mur illimité? De voir avec toute la peau, de
penser avec toutes les cellules, comme si nous étions composés
entièrement de neurones? Même ainsi, nous ne
ferions rien d’autre qu’avancer –qui sait, peut-être
plus rapidement et avec plus d’efficacité-, coller nos
paquets d’œufs dans des places plus protégés et nous
étendre dans toute la forêt de poudre cosmique, tisser
les rutes interstellaires comme une planche étincelante
pleine de poussière et de feuilles mortes.
Nous
ne pouvons pas concevoir l’idée du vol et naître des
êtres ailés, parce que la pensée et la naissance
appartiennent à ce monde et nous attanchent plus fort
à cette pellicule. Mais les vers que nous sommes dans
l’épaisseur du temps, qui ont comme tête l’embryon
et comme queue le moribond, peuvent sentir tout d’un coup
les phéromones terribles de Dieu. Ce sont des vésicules
solitaires sortant perpendiculairement du cœur de la
rose, traverçant ses pétales, se réfractant dans ses rétines
épaisses, envellopées l’une dans l’autre. Elles sont
tant rares, qu’il est presque impossible qu’une d’entre
elles s’emmêle dans nos enormes antennes plumées,
à moins que cela nous a été écrit, si un doigt de la
providence (ou de la damnation? C’est la même chose,
car le damné est lui ausi un être élu, et Judas vivra
autant que Jésus, car dans chaque maison on trouve des vases
pour la dignité et des vases pour la honte) ne pourrait pas
nous toucher, car les phéromones même sont le doigt.
Quand la vésicule nous touche, comme une larme d’acide lysergique, nous tremblons
tellement fort, que la membrane elle-même qui nous
soutient entre en vibration. Un ballet chimique se déclenche
dans notre corps. La salive d’araignée céleste dissout nos
tissus, les transforme en lait cosmique compris dans l’écorce
durcie de notre agonie. Notre cerveau glissent dans
l’estomac, la trachée dans la lymphe, les os dans le cœur
et dans les entrailles. Des champs électriques étrangers,
comme des doigts qui nous pétrissent rapidement, commencent
à nous refaire, autrement, le schéma corporel, et nous
jaillissons doucement, d’eau et saint esprit, fermés dans
la mandorle de rayons de la chrysalide. Nous sommes remodelés,
reprogramés, mais pas comme dans l’utérus, où nous
grandissons linéairement, sur l’axe temporelle, mais avec
toutes les données à la fois, glissant
concentriquement du chaos à l’ordre et à la
sur-ordre, jusqu’au moment où on devient un autre
être, orienté pas au long de la feuille et de la
branche, mais perpendiculairement sur elles, étant à même
de plonger dans les mondes concentriques et les saisir, volant
soudain dans tous les parts, parmi toutes les dimensions.
Laissant la chrysalide vidée derrière, on en sort
humides et ridés, seulement avec quelques lobes entassés
l’un dans l’autre, mais, petit à petit, on se desséche
et on commence l’absorbation. Un liquide nouveau, onirique,
commence à gonfler les ailes flétries, et les hémisphères
s’ouvrent, s’étendent, les circonvolutions s’évanouissent,
le corps calleux se redresse et étend ses pédoncules
olfactifs comme deux antennes aux pommeaux facettés. Les
ailes se déplient, mosaïquées, polychromes, et
deviennent rigides comme des lames baroques, et l’être
psychique peut s’envoler.
Ce
n’est pas par accident que tout notre cerveau, avec son
navire majestueux, avec ses architraves, ses voûtes
peintes, son naos et son pronaos de chair molle et blanche,
avec son toit plombé et ses éternelles et étincelantes
croix qui brûlent sous le soleil sur les sommets,
s’est développé entierement de l’ancien bulbe olfactif.
Car sa fonction est restée la même, bien que l’odeur
qu’il chasse est tellement changé. Une fois nous nous
dirigions, chémotactiquement, les narines dilatées, vers nos
sources de nourriture et nous sentions dans le palais les émanations
amères des aisselles de notres femmes. Nous flairions la
puanteur de fèces, d’urine et de viande pourrie de
quelques inflorescences perverses. Un minuscule tourbillon
d’odeur nous apportait dans la mémoire de vieilles espaces
et un torturant vertige doux. Dans ce temps-là, les
odeurs étaient des morceaux arrachés aux choses, des
molecules entourbillonées lévitant dans la gélatine aérienne.
Maintenant, les choses elles-même viennent vers nous
comme les odeurs. La pomme verte-jaune, frappée en plusieurs
places sous la pelure luissante, n’envoye plus autour de soi
son émanation aigrelette, en cercles d’air, mais elle
devient elle-même une graine d’odeur. Les femmes nous
apparaissent elles mêmes comme des molecules de parfum,
les bâtiments eux-mêmes ne sentent plus le crépi
frais: Dieu lui-même envoye vers nous sa fragrance de
pomme, de femmes et de bâtiments, des graines olfactives
qu’on interpète, qu’on classifie et on essaye de découvrir
d’où elles viennent –et tout cela, avec le bulbe
qu’a rempli notre crâne. On construit des modèles
chaotiques de tourbillons de vent qu’elles apportent vers
nous, on essaye de comprendre le message musqué, éternellement
troublés à la pensée que nous avons été élus et
que nous ne serons point capables de faire face au choix. Réduits
à un grand organe olfactif, avec rien d’autre autour
que des odeurs, car, en définitive, nous vivons dar la rose
fantastique de la raison, on rame vers nous mêmes, vers
le centre de lumière fondue au milieu de la nuit, vers
l’araignée au milieu de sa toile, vers l’espace sans
odeur, mais d’où jaillisent les odeurs, du centre de
nous mêmes. Vers l’œil aveugle au milieu du
regard. Vers le cerveau sans récepteurs de la douleur au
milieu de la souffrance. Vers le point immobile du monde
tournant. Seulement là-bas peut-on trouver la sortie,
à l’intersection des os du crâne,
seulement là-bas peut-on s’échapper de cet univers
pour regarder, enfin, œil en œil, cerveau en
cerceau, lèvres en lèvres, sourire en sourire,
à Celui qui t’attendait, dans un monde dense, porter
sur le sommet de la tête, comme une sphère de
diamant, le septième Chakra, Shahasrara, brûlant orbitor,
orbitor, orbitor… (p.434)
Traduit du
roumain par Alina Savin
Orbitor-le
corps
Mircea
Cãrtãrescu
Ed.
Humanitas, Bucharest, 2002
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