Les grandes oreilles du grand-père
par
Adina Dabija
« Je
me souviens »
(la
devise
du Québec)
-
Putain. Putain de vie.
Le
grand-père ne nous regarde même pas. Joëlle lui
montre son nouveau dessin, mais lui il veut entrer directement
dans sa chambre. Le fauteuil roulant lui joue des tours. Il
n’y est pas encore habitué. La grand-mère l’aide
à s’asseoir dans son lit.
-
Allez, partez. Je veux faire mes besoins.
La
grand-mère lui donne le pot de chambre. À partir
d’aujourd’hui ce sera sa nouvelle toilette.
*
Où
est mon grand-père?
Je veux que ce
grand-père meure. Depuis qu’il est retourné de l’hôpital,
il y a trois jours, il reste toujours enfermé dans sa
chambre. Peut-être est-il déjà mort. De toute façon,
c’est ce que les gens font, ils meurent, quand ils sont
vieux comme ce
grand-père. J’ai vu un seul mort dans ma vie et il était
vieux. Mais depuis que je me rappelle, mon grand-père a
toujours été vieux et en bonne santé et il a toujours fait
des tableaux.
-
Joëlle, viens t’asseoir ici, ma maudite échevelée,
je vais te montrer comment faire un tableau.
-
Pourquoi?
-
Pour savoir quoi faire dans la vie. On va mettre dans
le tableau tout ton programme de demain.
Mon grand-père,
lui, il a su quoi faire dans la vie. Chaque matin après
le petit-déjeuner il prenait un bon verre de vin et ensuite
il commençait à compter les poules. S’il y en avait
une qui manquait, il ouvrait une enquête. Il les
trouvait toujours, en vie ou déjà digérées : il
suivait la piste de tous les voleurs et des tous les renards
qui visitait le village au clair de lune. (Il était le seul
homme du village qui avait un fusil, depuis qu’il était
gendarme! ) À midi, il écoutait les nouvelles et il écrivait
tous les événements importants du monde. Il tenait des
fiches pour tous les pays. Dans la soirée il passait de porte
en porte pour noter les nouvelles maladies et les nouveaux rêves
des gens, les noms de tous les jeunes hommes qui quittaient le
village pour aller travailler dans la ville et les noms de
tous les nouveaux–nés qui venaient travailler dans le
monde. Il tenait un papier avec tous les décès et tous
les nouveaux mariés mariés. Il écrivait tout dans ses
tableaux et il comparait les nouvelles données avec celles
des années antérieures. Il disait qu’avant, quand il était
jeune (si ça c’est déjà arrivé, parce que mon
grand-père doit avoir l’âge de la première
neige), les gens avaient moins des maladies que des rêves
et que la raison pour laquelle ils tombent malades est
qu’ils ne rêvent plus. Il disait qu’avant, pour dix
poules, il y avait un voleur, et aujourd’hui c’est
l’inverse. Que l’amour tenait pour TOUJOURS, et «toujours»
n’était pas trois mois, comme aujourd’hui. Qu’il y
avait moins de kangourous morts sur le bord de la rue en
Australie. « Aujourd’hui, attirés par les lumières
des voitures, ils sortent de la forêt et se jettent
devant les roues, comme les immigrants qui se promènent
d’un coin du monde à l’autre attirés par les lumières
de grandes villes gaspillent leurs vies sans s’être
fait des racines ». Il disait qu’aujourd’hui les
gens ne se rappellent plus ce qu’ils sont, c’est pour ça
qu’il faut tout écrire dans ses tableaux, depuis leur
naissance, jusqu’à ce qu’ils meurent. Ainsi,
lorsqu’il arrivera au ciel et que Dieu lui demandera ce qui
se passe sur la Terre, particulièrement à Saint-Élie
d’Orford, il saura quoi répondre pour aider Dieu à
mieux faire ce monde.
Je
ne peux pas endurer de le voir dans le fauteuil roulant. Je
veux qu’il meure à cause de l’opération et que
tous les gens qui l’ont connu se souviennent de lui comme un
homme fort, avec les deux pieds valides, le seul homme du
village qui pouvait voir l`enchaînement entre les choses de
la vie.
Toute
pâle, ma grand-mère sort de la chambre du grand-père.
Elle va à la toilette pour vider le pot.
-
Est-ce qu’il est mort, grand-mère ?
-
Comment peux-tu parler comme ça ? Bien sûr
que non, ne t’inquiète pas !
-
Que fais-tu s’il meurt ?
-
Il ne meurt pas, je te dis. Va jouer avec Laurent !
*
Quatre.
Il y en a quatre. Hier j’en ai vu seulement trois. Peut-être
que je n’ai pas bien regardé. La brune est belle. Putain,
Joëlle m’appelle. Qu’est ce qu’elle veut?… qu’on se
cache pour ficher la trouille à la chèvre
Jeannette. C’est vrai, elle est très drôle quand
elle est effrayée, elle court partout, bêlant et
frappant les poules. On s’amuse bien avec la chèvre
Jeannette. C’est notre façon de se venger parce que nous
sommes obligés de boire son lait chaque matin.
-
Ne me regarde plus!
-
Pourquoi?
-
Parce que je ne veux pas!
Je
veux qu’elle m’embrasse. En fait, je veux que toutes les
filles du monde m’embrassent, elle comprise. Un jour, peut-être
même cet été, sinon l’été prochain. Mais pas comme
une cousine, je veux qu’elle m’embrasse sur la bouche,
comme j’ai vu une fois dans la rue à Québec et ma mère
m’a tiré la main pour que je ne regarde pas ou pour qu’on
s’échappe de la pluie, je ne sais pas trop. Mais j’ai
regardé encore, je me suis retourné et j’ai regardé
mieux, c’était une femme avec un manteau noir long et un
nez rouge et un monsieur avec un cerf-volant sous le bras. Je
suis entré avec ma mère dans une crêperie, il
pleuvait des cordes mais la femme et l’homme restaient là
dans la pluie, en s’embrassant au milieu de la rue, sans
parapluie, et toutes les voitures étaient obligées d’arrêter
et tous les gens les regardaient aux fenêtres. On
s’est assis devant la fenêtre et on a commandé des crêpes
aux fraises et bananes. « Elle attrapera une bonne
pneumonie », a dit la mère d’une belle petite
fille assise à côté de nous. « Des fous! »,
a répondu ma mère en prenant la liste des breuvages.
« Mange, mange ! », disait la mère
à la fille. J’ai regardé dans l’assiette de la
fille, crêpe aux oignons et fromage, vraiment dégueulasse.
Ça ne m’a pas étonné quand la fille s’est mise à
pleurer. Je voulais lui dire que je n’aime pas non plus la
crêpe aux oignons, mais comme elle pleurait toujours
j’ai fait quelque chose pour lui montrer mon amour. J’ai
couru dans la rue et j’ai rejoint les amoureux dans la
pluie, je sentais que la vérité était de leur côté et non
pas du côté de la dame avec la crêpe aux oignons.
Ils m’ont accueilli avec les bras ouverts, comme si
j’étais un oiseau tombé du ciel avec la pluie, peut-être
ils ont cru que j’étais leur enfant, et on a resté
ensemble jusqu’à ce que ma mère sorte en
hurlant plus fort que les klaxons des voitures. OK, je suis
retourné à ma crêpe aux fraises et bananes et la
jolie blonde avait en effet cessé de pleurer mais elle me
regardait avec mépris, comme si j’étais un mauvais gars et
a commencé à manger avec dignité sa crêpe aux
oignons. Quelle bête. Joëlle n’est pas si bête
que ça. Même si ma tante Mélanie dit qu’une fois
elle a mangé de l’encre. Ça doit être de toute façon
moins pire qu’une crêpe aux oignons. Au moins, j’ai
obtenu le cerf-volant, le monsieur me l’a fait cadeau en me
disant : « Shh, il a volé toute la nuit, il est
fatigué ». C’est vrai, il semblait fatigué et il est
resté chiffonné à cause de la pluie et ses couleurs
ne sont plus si évidentes, mais au moins il a une très
longue queue. Et il peut voler. C’est pour ça que je le
garde.
*
Je
mange des confitures en cachette. Laurent fait l’avion qui
passe à côté de moi. Je me défends de l’avion. Mon
‘tit cousin qui regarde toujours les filles. Moi, je ne
regarde jamais les garçons parce que je ne vois pas très
bien. Moi je regarde seulement les choses que je vois, le
reste je l’imagine. Une soirée j’étais sortie avec mon
grand-père à la porte et il a commencé a
compter les étoiles. Il m’a dit : « Garde, que
d’étoiles ! » Moi je voyais seulement cinq, les
plus importantes, sans doute. Ya pas besoin de voir, tu peux
très bien te les imaginer. Je peux parfois, dans les
matins très ensoleillés, même m’imaginer que
mon grand-père est comme avant. Mais ça ne tient pas
beaucoup. Ça prend beaucoup d’imagination et même une
fille qui ne voit pas très bien, comme moi, n’en a
pas autant. De toute façon je peux regarder les grandes
choses : le ciel, puis les gros pieds et les toutes
petites mains de ma grand-mère, les yeux fixes des
poissons que ma grand-mère a préparés hier pour le
souper. Je suis la seule fille dans le village qui peut
regarder le soleil plus de trois minutes. Il y a une autre
fille, Petronella, qui peut le regarder seulement avec les
yeux mi-clos. Moi je peux avec les yeux largement ouverts. Je
peux faire tout ce que je veux. Si je veux, je peux même
mourir. Mais je ne veux pas. Je veux que mon grand-père
meure.
*
-
Qu’est ce que tu fais là ?
-
Rien. Je dessine.
-
Qu’est ce que tu dessines ?
-
Rien. Des gens.
-
Et cet homme allongé dans le milieu, que les autres
regardent, qu’est ce qu’il fait ?
-
Rien. Il est mort.
-
Tu n’as jamais vu un mort !
-
Si, j’ai vu. Le vieil ivrogne du village est mort
l’été passé.
-
Pourquoi ?
-
Parce qu’il a trop bu.
-
C’est pour ça que les gens meurent ?
-
Oui.
-
Moi je ne mourrai jamais.
-
Ça arrive à plupart des gens.
-
Même à toi ?
-
Ça, je ne le sais pas. Peut-être, si je suis
trop vielle.
-
Tu ne peux jamais être trop vielle.
-
Si, je peux. J’ai déjà commencé. Je ne vois
pas très bien, je suis comme notre grand-mère.
Si je mange trop des bonbons et des confitures j’aurais des
vielles dents. Je serai obligée de mettre une denture, comme
la grand-mère.
-
Brûle-le. Si tu ne le brûles pas le grand-père
va mourir. Si tu ne le brûles pas, je vais dire à
tante Mélanie que tu ne vois pas bien.
-
Tu as un bon bec, toi ! Tu gardes ta bouche fermée,
sinon ils vont me mettre des lunettes. Tu ne peux pas être
si pire que ça.
-
Envoies-le dans une enveloppe en Singapour !
-
Je ne connais personne à Singapour.
-
N’importe. Tu écris sur enveloppe « Singapour »,
voilà.
-
Pourquoi en Singapour ? Je peux l’envoyer
à mon ami Jean-Sébastien à Trois Rivières.
Ça sûrement lui fera plaisir.
-
Non, c’est moi qui t’aime, alors tu dois me
l’envoyer à moi. Et moi je vais le brûler.
-
Tu ne comprends rien. Si notre grand-père vit
encore, il ne sera plus heureux. Comme il n’a plus de pieds,
il ne pourra plus faire ce qu’il a fait toute sa vie. Il va
se sécher de tristesse, de douleur et de chagrin. Il est changé.
Il n’est plus notre bon vieux grand-père. De toute façon,
il va mourir. Plus vite ça arrive, mieux c’est.
-
Tu es vraiment bête. Il aura des prothèses
et il pourra faire très bien qu’est ce qu’il
lui plaît.
-
Ce n’est pas la même chose.
-
Alors je fais mon dessin à moi. Je fais notre
grand-père avec des pieds, comme avant, voilà.
Si on l’aime fort, un miracle va arriver.
-
Je n’ai jamais vu
un miracle. [Ici,
je l’ai dit. Moi, moi qui ne vois pas bien la plupart des
choses.]
-
Il ne faut pas voir, il faut faire.
-
Si je t’embrasse, ça sera un miracle pour toi ?
*
« Je
peux faire des miracles ! Ya pas besoin que mon grand-père
meure. Je veux qu’il vive et qu’il soit comme avant. Je
vais faire un miracle pour lui »
*
Elle
m’a embrassé ! Elle va m’embrasser de nouveau !
On a échangé les dessins. « Peut-être que mon
grand-père ne sera jamais plus comme avant, mais au
moins il peut encore gouter quelques petits plaisirs de la
vie, comme écouter les nouvelles à la télé. De plus,
je pourrai lui montrer mon cerf-volant, un jour ».
*
La
vérité est à mi-chemin. Des miracles, ça existe. Un
jour notre grand-père est sorti de sa chambre. Ça,
c’est déjà un miracle. Il est allé à la
porte, et dans son fauteuil roulant il a regardé en haut vers
le monde. Une lumière douce de fin d’août
tombait sur son visage affaibli. Il nous a demandé une pomme
et il l’a mangé entièrement, avec toutes les
semelles.
Pendant quelques minutes il a regardé la rue et ensuite il a
voulu voir nos dessins.
-
Aucun n’est meilleur que l’autre, a-t-il dit. Je n’aurai
plus jamais de jambes, c’est clair, il faut qu’on
s’habitue avec l’idée. D’un autre côté, je ne suis
pas mort non plus. J’ai eu des très bonnes jambes,
moi. Ils m’ont bien servi toute ma vie. Peut-être
qu’elles sont parties servir un homme qui a plus besoin de
jambes qu’un vieux. Moi je peux bien les remplacer. Toi, Joëlle,
qui saute toute la journée comme la chèvre Jeannette,
tu peux être ma jambe gauche. Et toi, mon ’tit maudit,
qui as des yeux d’aigle, tu peux être ma jambe droite.
Vous allez vous promener dans le monde et me raconter tout ce
que se passe. Moi je vais tout noter dans mes feuilles, comme
d’habitude. J’ai encore des bonnes grandes oreilles et je
peux écouter. Ainsi, on ne va pas perdre le fil de
l’histoire et on va garder les choses ensemble, une dans
l’autre. Le monde ne va pas se déchirer, il aura encore un
sens, tant que je vivrai.
Le
reste de l’été on s’est promené, dans le village, main
dans la main, toute la journée, et les soirs on racontait
tout ce qu’on voyait à notre grand-père. La
vie était belle.
-
Le plus grand événement de la journée a été une
feuille qui tombe. C’est la larme d’un arbre qui languit
d’être oiseau.
-
Aujourd’hui j’ai vu un très beau coucher de
soleil. Ça doit être le jus d’une orange mangée par
la lune.
-
Aujourd’hui j’ai vu un amoureux qui volait
par-dessus du village. Mais le vent lui a soufflé son
chapeau, il est redescendu sur la terre pour le chercher.
Le
grand-père écoutait sans rien écrire, avec une petite
lumière dans ses yeux. Il se contentait de contempler.
-
Il est trop beau… disait-il.
*
Au
moment où l’on écrit ces lignes, notre grand-père
est mort. L’été suivant, quand on est allé en vacances
comme d’habitude, on ne l’a plus retrouvé. Il n’a pas
survécu longtemps aux épreuves de sa nouvelle condition. On
se rappelle souvent son visage dans la lumière douce
d’août, en écoutant nos histoires d’enfants. C’était
comme s’il redécouvrait le monde par nos yeux. Et ça prend
des tableaux très spéciaux, des yeux d’enfant, pour
redécouvrir le monde. Notre grand-père est parti
s’en chercher.
*
Bonjour!
Je suis l’auteure de cette histoire. Ceci est une lettre que
j’envoie à Singapour, pour ne pas oublier. Oublier
quoi ? Eh, bien… tout. Que j’ai un travail à
remettre en fin de semaine, par exemple. Moi, je n’ai jamais
connu mes grands-parents, ils sont morts peu après que
je sois née. Ainsi, je n’ai jamais eu l’occasion de leur
raconter mes propres histoires, comme ils n’ont eux non plus
l’occasion de me montrer leurs tableaux. Il n’est pas trop
tard! Pour moi, le grand-père de cette histoire est le
grand-père de tout le monde. C’est la mémoire !
Aussi longtemps qu’on se rappelle d’eux, les
grands–parents ne meurent pas vraiment. Il faut ne pas
oublier pour pouvoir tenir le fil qui donne le sens de la vie.
Voici une place pour mettre la photo de votre grand-père,
la mémoire. Ça peut être n’importe quoi, votre
grand-père ou simplement votre horaire pour demain :
*
Coucou !
C’est moi encore ! Eh oui! J’ai presque oublié :
finalement Joëlle s’est mis des lunettes. Elle ne les aime
pas beaucoup, mais elle a dû reconnaître qu’elle ne
peut plus se débrouiller seulement avec son imagination. Et,
au moins, maintenant elle peut regarder les garçons. Il était
temps! Mais elle s’est aperçue d’une chose assez intéressante :
pour avoir une vision claire, mieux vaut que l’on voit les
choses, d’autant faut-il ajouter un peu d’imagination.
|