L'art numérique: mythe ou réalité? (1)

par Adina Dabija

Être d’avant-garde est tenir le pas avec le temps

Les opinions sur l'identité de ce qu'on appelle aujourd'hui "art numérique " sont très controversées. Les enthousiastes parlent d'une nouvelle Renaissance artistique. Les sceptiques sont d'avis que "l'art numérique " est juste une autre forme, un nouveau médium complémentaire au papier et aux toiles, qui ne pourra jamais les remplacer entièrement.

Dans une acception très large, l'art numérique est l'art créé grâce aux logiciels dont les artistes disposent, ce qui implique un nouveau savoir-faire informatique. Mais à quel niveau de création assistée par l'ordinateur peut-on parler d'art? Est-elle la manipulation numérique, comme la simple numérisation des œuvres traditionnelles - les livres, les peintures ou les dessins sur toile ou papier, la retouche d'images ou le collage numérique, une nouvelle forme d'art, " l'art numérique "? Parlons nous simplement d'un nouveau médium de diffusion, ou s'agit-il vraiment d'une nouvelle forme d'art?

Deuxièmement, quelles sont les conditions techniques et esthétiques qu'une production numérique doit réunir pour qu'elle soit considérée une œuvre d'art? Quelle est la nouvelle esthétique électronique? Nous sommes dans la recherche d'une série de repères, en nombre suffisant, qui nous permettraient la délimitation d'un champ esthétique à l'intérieur duquel la notion d'art pourrait en même temps se justifier que se reconnaître. Bien entendu, les critères délimitant cet espace pourraient, selon les époques, les moments et les circonstances, se substituer les uns aux autres. Apparaître ou disparaître. Être, tour à tour, dominants ou mineurs en fonction des évolutions de l'environnement mental et technique des sociétés au sein desquelles prend forme contextuellement ce produit si "particulier" qu'on a du mal à le définir.

Ensuite, qu'est ce que l'art numérique change dans les valeurs, les savoirs, les pratiques et les perceptions artistiques ? Comment peut-on définir le nouveau contexte artistique ?

Selon John Forest, considéré "le père de l'art numérique ", trois facteurs essentiels définissent les frontières de l'art numérique: la simulation, l'interactivité et le temps réel. La simulation remet en cause toutes les idées acquises sur la représentation. Fini le point de vue "distancé" mis au goût du jour par les peintres de la Renaissance. Dans la nouvelle Renaissance qui s'amorce, on n'est plus à l'extérieur : on est dans le programme. Avec un programme virtuel, vous entrez dans une image qui vous enveloppe totalement, une image dans laquelle vous êtes immergé. Bientôt les interfaces, écrans stéréoscopiques, datagants, visiocasques, capteurs sous votre combinaison, collés au corps, vous transmettront sensations tactiles, olfactiveset proprioceptives, comme si vous y étiez. L'artiste français Eric Wenger déclare : " L'informatique nous permet de créer un simulacre de l'univers, un faux double qui deviendrait un objet d'étude au même titre que le vrai ". William Latham, artiste numérique, rajoute : "Au-delà de l'imaginaire, je suis prêt à reconstituer des mondes plus vrais que nature, dans lesquels les végétaux ou les animaux seront programmés en fonction d'un environnement idéal. "

L'interactivité, quant à elle, est de loin le sujet le plus controversé dans les débats sur l'art électronique. L'interactivité est le mécanisme par lequel les activités de plusieurs processus influent les unes sur les autres, l'apparition d'un événement particulier dans un processus donné constituant la cause d'un événement conséquence dans un processus différent. Pour que l'on puisse parler d'interactivité, il faut nécessairement qu'il y ait indépendance des activités. Pour qu'il y ait interactivité, il faut que chaque partie en interaction ait un comportement non prévisible pour les autres parties. La véritable interactivité numérique repose sur la possibilité de l'utilisateur de pouvoir se dégager de toute détermination impliquée par le déroulement d'un programme et de pouvoir être lui-même créateur d'interactions nouvelles. "L'interaction constatée dans le domaine informatique n'est pas interactivité, car elle est dirigée et prévue (un informaticien dirait câblée) suivant que l'on s'adresse à une machine (dans un cadre technique), à un réseau (Internet) ou à un programme. " (www.kafkaiens.org)

L'existence du réseau fait qu'on peut avoir accès à l'art à distance et instantanément entre deux points quelconques de la planète : c'est ce qu'on appelle le temps réel. La conséquence directe est la déterritorialisation de l'art, grâce aux possibilités de diffusion instantanée par les réseaux à l'échelle planétaire.

Qu'est ce que tous ces nouveaux éléments changent dans les pratiques artistiques et dans le processus de réception ? Hervé Fischer, artiste et écrivain, se pose la question à savoir si elles apportent vraiment un changement de contenu artistique par rapport aux arts traditionnels, et non pas uniquement un changement de forme.

 

Neuf mutations apportées par l'art numérique

 

1. L'immatérialité de l'art en réseau

Plutôt qu'un produit, l'art numérique est un processus, au long duquel les pratiques de consommation, comme "l'exploration ", "la navigation ", "le browsing ", "l'exploitation " deviennent des mot - clés.

Voici un exemple d'une tel œuvre, exposée par Jeffrey Shaw à la Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette : "Un seul visiteur à la fois prend place sur le fauteuil. Il s'assoit. Face à lui, sur grand écran, s'affiche l'image d'une salle rectangulaire, exacte réplique infographique de la pièce dans laquelle il se trouve. Pour se mouvoir dans cette pièce artificielle, espace virtuel, il peut sur son fauteuil se pencher en avant ou en arrière, pour avancer ou reculer, dans ce décor virtuel. S'il fait pivoter légèrement son fauteuil sur sa plate-forme, le cadre panoramique du décor défile sur son écran. Les deux univers, réel et virtuel, parfaitement synchronisés, sont comme géométriquement emboîtés. C'est un ordinateur Silicon Graphics VGX, dernier géant de la simulation des images, qui règle le ballet. Pour Jeffrey Shaw, il ne fait aucun doute que les dispositifs qu'il conçoit appartiennent à la catégorie de l"art". Il affirme avec conviction que " ces réalités virtuelles générées par ordinateur sont un nouvel espace de transition fictionnelle, où les fonctions cartésiennes s'estompent".

L'immatérialité de l'art numérique a des conséquences directes sur la notion de propriété et sur le marché d'art. Sa capacité de reproductibilité sans limites bouleverse les politiques d'acquisition des musées et même la notion de musée et de collection. Nous passons, comme disait Fred Forest, d'une culture de forme à une culture de flux.

2. Le consommateur co-auteur

Dans les arts de réseaux, compte tenu de leur vocation interactive, les divisions traditionnelles entre "celui qui fait " et "celui qui consomme ", entre l'artiste et le public, tendent à s'estomper. Le sens est produit au cours d'un dialogue lancé par les acteurs et partenaires télématiques.

Dans l'art numérique, le message artistique ne tient pas au code unique " envoyer-recevoir ". Le sens est le produit des compromis conclus par les intervenants qui, par le biais de l'ordinateur, ont accès simultanément à ce nouvel espace informatique. Le réseau informatique est un média capable de briser les limites du temps et de l'espace.

 3. La question de l'identité de l'artiste

L'utilisation de l'ordinateur dans le processus de création repose sur une dualité qui le rend bien différent d'un simple outil. L'ordinateur permet d'augmenter le champ des domaines d'expressivité par l'apport de techniques nouvelles de création, mais il conditionne l'expression de la créativité par sa nature même de méta-outil, et parce qu'il réalise la fusion de l'outil et du support. La difficulté que représente sa maîtrise lui donne une place à part, restreint le nombre d'artistes capables de l'utiliser. Pour les artistes, c'est une situation nouvelle à laquelle ils doivent faire face, touchant à leur fonction et, au-delà de leur fonction, à leur propre identité.

L'artiste numérique se voit devant plusieurs nouvelles contraintes : avoir les connaissances techniques nécessaires, acheter des logiciels, être au courant des nouvelles évolutions techniques et conceptuelles dans le domaine. Déjà entrée dans les programmes universitaires, cette formation technique - artistique coûte cher et prend du temps.

La notion d'auteur subit une transformation non seulement parce que la décision artistique revient à l'utilisateur-navigateur, mais, au delà de ça, "il n'est plus possible, affirme Roy Ascott, de croire que l'artiste est encore celui qui peut, comme on l'admettait volontiers jadis, ajouter "un plus" à notre perception. Cette croyance perd de sa crédibilité dans un moment où, précisément, la perception humaine "s'affirme et s'artificialise" sans cesse davantage en recourant à des prothèses technologiques toujours plus performantes et sophistiquées. Cette relation aux nouveaux modes de "télé-perception" conforte cette position, consacrant pour ainsi dire l'éclatement de l'individu" dans le cadre d'une nouvelle anthropologie où l'homme se trouve débordé et noyé par la complexité et l'abondance des flux de données. Dans une telle conjoncture, l'artiste est-il encore en mesure de constituer ce "capteur" sensible dont les clignotants anticipent et alertent ses contemporains, souvent aveugles et sourds aux bouleversements en cours ? Quels rôles lui restent-ils, (s'il lui en reste encore...) dans un monde et une société dont les valeurs sont en radicale mutation ? "

Les nouvelles pratiques artistiques témoignent d'un retour vers des formes de création où le travail en équipe interdisciplinaire marque un retour significatif. La disparition du centre favorise la dispersion du pouvoir, un pouvoir qui échappe aux sacro-saintes règles de la "verticalité" pour se retrouver "diffus" dans un espace global. Une confusion peut même s'instaurer dans la mesure où les rôles respectifs de l'artiste, du scientifique, du technicien, se recoupent et se confondent quelquefois, à travers le même individu, ou encore quand l'aboutissement d'un projet (d'une œuvre) s'avère finalement le résultat d'une équipe tout entière, ou plus encore quand, dans une œuvre interactive, l'œuvre d'art n'existe que par la participation effective du public, ce qui rend la notion "d'auteur" encore plus problématique. Cet état de fait nous conduit à l'absolue nécessité de devoir "redéfinir" le concept d'artiste. Prenons un exemple concret : quand un artiste installe une œuvre interactive qui demande la participation active du public, peut-on considérer qu'il en est l'auteur à part entière ? Ou, au contraire, faut-il estimer qu'il n'est seulement que coauteur avec l'ingénieur qui a créé le logiciel, et le public lui-même sans l'intervention duquel l'œuvre n'existerait pas ?

En revanche, grâce à l'estompage des frontières, l'artiste numérique est à priori international.

4. La disparition du Centre et de structures traditionnelles

La culture ne fonctionne pas sur le modèle pyramidal de pouvoir, elle devient rhyzomatique : " Un rhizome ne commence pas et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, un inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d'alliance. L'arbre impose le verbe "être", mais le rhizome a pour tissu la conjonction "et... et... et...". Il y a dans cette conjonction assez de force pour déraciner le verbe être (...). Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l'une à l'autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui l'emporte l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse entre les deux. DELEUZE (Gilles) GUATTARI (Félix), Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, éd. de Minuit, coll. Critique, (1980) 1994, pp. 31-37.

5. Conséquences sur la perception de l'individu : l'ubiquité, l'abolition de l'espace euclidien

L'effort pour s'adapter à un nouvel environnement est toujours considérable. Cette faculté d'adaptation demande une plasticité d'esprit qui exige de voir et de penser le monde comme s'il était chaque jour nouveau.

La consommation d'art numérique détermine des nouvelles perceptions du temps - espace : des sensations d'ubiquité (être partout enmême temps), de simultanéité, l'abolition de l'espace de type euclidien pour aborder les horizons d'une quatrième dimension. L'art numérique stimule les facultés adaptatives et de la capacité de réaction de l'individu.

6. La fin de la pensée linéaire

On était habitué à voir une chose après l'autre et de diviser le monde en catégories et en classes. Les hyperliens stimulent la pensée associative, dans laquelle il n'y a pas de hiérarchie.

7. L'art numérique : prétexte de réflexion, de restructuration complète des savoirs et des sensibilités

L'art numérique se prête à une restructuration complète de nos savoirs, de nos comportements, de nos sensibilités. Elle favorise une perception du monde et un élargissement de nos facultés sensibles et esthétiques; elle n'est plus seulement un outil d'expression de la condition humaine, mais elle devient l'objet même la réflexion sur cette condition. Elle nous oblige à remettre en question les questions fondamentales, à réfléchir sur la condition humaine et crée des débats fort intéressants sur les rapports mouvants entre technologie, bioéthique, évolution du corps, écologie, pouvoir et fonction sociale de l'art. Avec le développement de ce phénomène, on constate que les centres de réflexion et d'action se déplacent. En crise, les milieux traditionnels de l'art et des intellectuels, qui en possédaient en quelque sorte le monopole hier, en perdent le contrôle. Ce qui explique leurs réactions négatives à l'égard de tout ce qui touche à Internet.

8. L'art dans son contexte

L'artiste numérique ne crée plus simplement l'œuvre, mais aussi son contexte. Il doit se demander sur quel type d'écran peut être mieux visualisée son œuvre, avec quel logiciel de "plug-in ", l'incorporer dans l'œuvre en libre téléchargement, prendre soin de " la lourdeur " de l'œuvre accessible par réseau, en un mot, concevoir non seulement l'œuvre en tant que telle, mais aussi son interface. Il doit aussi "l'entretenir ", l'actualiser (si est le cas), payer chaque année son domaine pour maintenir son adresse.

9. L'agonie de la critique

L'espace numérique est démocratique : chacun peut publier sur le web ses productions plus ou moins artistiques. La critique n'a pas pu tenir le pas avec les développements et son rôle à été remplacé par le hitomètres. L'esprit critique est pourtant nécessaire pour mettre ordre dans l'anomie numérique.

(dans le prochaine numéro: le marché d'art numérique)

 

 

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