FUGUE
ROUMAINE
EN
DO DIÈSE
ROMAN
(fragment)
par
Aurora Cornu
INJONCTION
“The Angel that presided o’er
my birth
Said, “Little creature,
formed of joy and mirth
Go, love, without the help of
anything on earth”
William Blake
« Ce n’est pas le
temps qui est sous la commande de l’homme mais le pauvre homme qui
ploie sous le temps » Le temps où les temps ne signifiaient pas la
durée mais très strictement l’histoire ou les événements
historiques. Un de premiers écrivains en langue roumaine le définit
ainsi et quelques siècles plus tard un autre écrivain Marin Preda
lui fait écho. « Le temps avait de la patience dans la plaine du
Danube » et la fin de son roman qui se termine avec le commencement
de la seconde guerre mondiale,- « Le temps n’avait plus de
patience »
L’homme, dans ces
pays fortement accablés par l’histoire, a tendance à considérer sa
vie comme écrasée sous le fardeau des circonstances. Mais si un
étranger raconte cette même vie, après sa mort, on verra l’histoire
se ranger comme une simple péripétie dans la vie de l’homme.
L’histoire ne sera pas plus importante que les maladies, les orages,
or autres calamités. On dira : « son fils est mort pendant les
grandes pluies or pendant la guerre », les choses importantes étant
les naissances, les mariages, la mort, les querelles, l’école des
enfants.
« Argument »
Stéphanie Keatzu Burchiu
Le 23 Août 1944 la
Roumanie retourna les armes contre ses alliés allemands. L’acte fut
précipité d’un côté par les bombardements américains dans la région
pétrolière de Ploiesti et de l’autre côté par l’avance des troupes
soviétiques vers la ville de Iassy. Le mouvement revêtit un tel
tempo d’allégresse que l’unique prostituée, habitant la limite du
village Frasinet, ne sût jamais si l’enfant blond dont elle accoucha
neuf mois plus tard était de l’Allemand qui s’en allait la laissant
pour fatiguée, ou du slave qui la prenait pour reposée. C’est que le
village est situé sur le passage des troupes Berlin-Moscou-Berlin.
La géopolitique n’intéressait que médiocrement Adalgiza aux hanches
somptueuses, car elle n’avait pas d’opinion politique. Elle
pratiquait, pour de l’argent mais aussi par goût et ses méthodes
étaient hautement personnalisées. Elle n’acceptait que ceux qui lui
plaisaient. Elle avait des coups de foudre successifs, se laissant
courtiser pour un délai raisonnable de quelques jours ou au moins
quelques heures, et cédait ses charmes pour un prix variable mais
toujours un peu au-dessus des moyens du sollicitant. Elle exigeait
de la part de ses multiples amants des serments d’amour et de
fidélité, offrait une boucle de sa luxuriante chevelure noire en
souvenir, se faisait photographier avec eux, leur képi sur la tête
s’ils étaient militaires, épinglait ces témoignages sur ses murs,
leurs proposait à chacun de tout plaquer et l’épouser, quoique, elle
précise, ce qui lui plaisait le plus dans son métier c’était
l’occasion de faire des connaissances. Elle allait jusqu’à amener le
client à l’église, allumer une bougie protectrice pour le soldat.
Et si son giron se trouva être la porte par laquelle l’Ouest passa
vers l’Est et ensuite par laquelle l’Est se rua vers l’Ouest, elle
n’y pouvait rien; car une porte est faite pour être passe sans que
ce passage altère son essence; tout au plus elle peut subir un
ébranlement temporaire. Son manque d’intérêt pour les contingences,
son détachement innocent, donnait à ce giron une puissance
unificatrice qui philosophiquement était tournée vers un futur
humanitaire d’où la haine serait abolie. Si une telle comparaison
était permise cette position était aussi celle de « Frasinet », et
par une extension abusive, celle du pays tout entier - mais je
demande pardon d’avance pour ces spéculations que je m’efforcerai
d’illustrer.
Vers le milieu de la
II ème Guerre Mondiale, une année avant le présent récit l’Armée de
l’Air américaine s’attaqua à l’objectif nommé par Churchill « La
racine pivotante de la puissance allemande ». Cet objectif, c’était
le pétrole de Ploiesti, en Roumanie. Le « Projet Halverson » nr.63,
décolla de Floride avec 23 nouveaux bombardiers Consolidated
Liberator (B 24). Ils devaient d’abord bombarder Tokyo en
représailles pour Pearl Harbor. Ils allèrent en Chine, au Brésil, en
Afrique, au Soudan, à Abidjan en Côte d’Ivoire. Quant ils
arrivèrent à Khartoum ils apprirent qu’ils feraient mieux de
bombarder Ploesti.- Où ça ? Si le nom était connu dans les
chancelleries, comme l’endroit qui était le nerf de la guerre
hitlérienne les aviateurs l’ignoraient tous. Le Congrès américain
n’avait déclaré la guerre à la Roumanie que le 5 juin malgré le
fait que le Général Ion Antonesco, ancien élève de St.Cyr et premier
ministre roumain lui avait jeté sa déclaration de guerre neuf mois
auparavant. Maintenant Harry A.(Hurry up)Halverson, apprit que les
raffineries de Ploesti, Campina, Baicoi, produisaient un tiers de
l’essence à haut degré d’octane pour les avions Stukas et
Messerschmidt d’Hitler. Le fuel pour les chars d’assaut et la moitié
du carburant qui permettait à Rommel de se balader en Afrique
méditerranéenne y était fourni aussi. Il fallait atteindre les
raffineries Astra-Romana et Steaua Romana. Mais Ploesti était loin,
et un dispositif caché mais non moins puissant était déjà mis en
place par le général allemand Gerstenberg qui les y attendaient. De
Bengasi en Lybie la première expédition décolla à 22h3o le 11 Juin
1942, et atteignit Constantza à l’aube. La mer Noire baignait ce
port, que la Grèce antique nomma Tomis quand elle le fonda. Une
Aurore Borèale provenant en fait des trajectoires luisantes de la
bataille de Crimée éblouissant les pilotes. Le Danube était en crue.
Où trouver l’île et la fourche qui devait donner la direction de la
cible ? Quelque douze avions atteignirent le secteur de Ploesti.
Enfin, s’imaginant être au-dessus de la Astra-Romana ils larguèrent
les bombes qui causèrent des dégâts insignifiants sur des champs de
mais et fonçant vers la Mer Noire qu’ils surplombèrent, ils
atterrirent à Alep en Syrie. Cette histoire est longuement racontée
par Dugan et Stewart, deux journalistes de guerre. Conscient de la
défense allemande, les Américains eurent une idée qui semblait
désespérée: le bombardement en rase – motte. Le premier août 1943,
une année avant notre récit eût lieu l’opération Ras-de-Marée sur
Ploesti (Tidal Wave): il y avaient 29 appareils roses des Liberdados
de K.K.Compton, 39 verts du Cirque ambulant de Addison Buker, 40
Pyramiders jaunes de Killer Kane, 37 verts de Leon Johnson. Le
surcroît 26 Liberators sortant de l’usine furent confiés aux
Scorpions du ciel du Colonel Jack Wood qui devaient bombarder
Campina. En tout 178 avions dont 165 arrivèrent sur Ploesti, et
bombardèrent à quelques mètres d’altitude: seule façon envisagée
pour surprendre le tir allemand et déjouer les radars. De leur côté
les allemands avaient 50.000 soldats de la Luftwaffe, plus 70.000
prisonniers russes qui assuraient les corvées, 12,000 techniciens.
Des dizaines de batteries antiaériennes étaient enfouies dans les
tranchées, camouflées par des huttes, cachées dans des meules de
foin. Malgré la complainte du Général Gerstenberg qui citant le
Maréchal von Mackensen dans la première guerre mondiale; « Je suis
arrivé en Roumanie avec une armée de soldats et je me trouve avec
une armée de commerçants », la qualité de défenseurs de Ploesti
n’était pas en cause. Contre la douceur du pays, Gestenberg faisait
faire chaque jour de la gymnastique à ses artilleurs.
A Mizil à 32 km, il y
avait la principale base aérienne allemande où quatre escadrilles de
Messerschmitt 109 totalisaient 52 appareils. A côté à Zilistea, 17
chasseurs de nuit, bimoteurs Messerschmitt 110 noirs aux ailles
rognées veillaient. Les Allemands désiraient avoir le moins
possible, dans leurs pattes les « romanichels » comme ils nommaient
les pilotes natifs qui sur leurs avions roumains YAR, s’adonnaient
à toutes espèces d’acrobaties et farces. Aussi ceux-là devaient-ils
défendre Bucarest la capitale, sans intérêt stratégique pour la
guerre. « Des garçons hardis et fortunés qui font du sport »
raillaient les Allemands. De Pipera, a lisière de Bucarest ils s’entrainainent
sur leurs chasseurs construits à Brasov IAR-80, et IAR-81 (34 en
tout) appareils lourds à ailes basses, armés de 4 mitraillettes
légères et 2 lourdes. Ils y avaient pourtant fait des malheurs sur
le front russe.
Heureusement pour la
population civile les raffineries à Ploesti sont disposées en
couronne autour de la ville. Un pipe-line de secours court sur le
sol reliant toutes les unités de raffinerie, et qui peut être
réparée en de brefs délais permettent de réactiver la production si
plusieurs unités étaient détruites. L’objectif rouge de Campina
situé à quelques 30 kilomètre de Ploesti, était principalement
Steaua Romana, propriété de l’Anglo-Iranian Oil Company. Les
Scorpions, qui devaient la bombarder affectionnaient les formations
serrées. Ils disposaient de Liberators flambants neufs qui
pouvaient voler un peu plus que les autres ; aussi, en trois vagues
successives ils bombardèrent chaque cible avec une partie des bombes
munies de fusées a retardement. 310 aviateurs américains ne devaient
plus revenir à leur base. Le dernier raid sur la région de Ploesti
eut lieu le 17 et 18 août 1944: 75 Wellingtons, Liberators et
Halifaxes de la Royal Air Force. A Ploesti se fût l’apocalypse. A la
fin après 23 raids de bombardements, 9173 sorties d’avions de
bombardement protégés par des chasseurs, (lui avaient largué 1370
tonnes d’explosif, Ploesti, Campina, Baicoi furent durement touchés.
Pour les Américains la facture Gerstenberg se montait à 268
bombardiers lourds et 2829 tués ou prisonniers. La Royal Air Force
avait perdu 38 bombardiers lourds sur 924, 36 aviateurs RAF étaient
prisonniers. La pipe-line de Gerstenberg charriait à peine 20% de sa
capacité. Gerstenberg devait se retrouver plus tard au Quartier
General de la Guepéou à Moscou pour bavarder avec Beria.
Mon père avait fait
monter dans le chariot le vieux mendiant qui se dirigeait vers
notre village. Loin de la ville. Bonhomme poli et tranquille, le
vieux se recroquevilla dans le foin en marmonnant. Il donnait
l’impression de mastiquer des lentilles tant sa bouche était pleine
de dents petites et plus nombreuses que chez un autre. Il était
assez bien habillé pour un vieux comme lui et portait des
vêtements démodés mais propres. Démodés, nous l’étions nous aussi.
Notre équipage était ce vieux chariot conçu pour les grosses charges
qui nous servait surtout à ramasser sur les côtes abruptes qui
surplombent notre village le foin parfumé dont nous nourrissions
nos vaches. Derrière notre lourd chariot étaient accrochés les
brancards de la charrette confiée par notre voisin pour la ramener
pour lui. En cahotant sur le chemin pierreux, elle faisait un bruit
qui évoquait la conversation saccadée de jeunes filles bavardes.
Aux côtés de notre cheval suisse trottait un petit alezan tout feu
tout flamme qui commençait pourtant à fatiguer pour essayer de
régler son allure tricotant sur le pas majestueux de son compagnon.
Leur sourde rivalité nous avait aussi atteints, mais au bout d’un
certain temps notre irritation résignée avait fini par devenir
repos. Soudain, mon père passa une main dans son col où il avait
senti quelque chose bouger; lentement, il tourna son regard
interrogatif vers le vieux.-« Cela doit être un de mes serpents! »
dit ce dernier comme en s’excusant. Sans s’affoler autrement, mon
père extirpa de sa chemise une couleuvre qu’il tendit au vieux oui
la fourra sous sa veste. Mon père resta songeur au milieu du
martèlement discordant des sabots et des roues cerclées de fer.
–« Vous n’auriez pas aussi une vipère par hasard ? » dit-il enfin.
Le vieux chercha, en chuchotant des mots inintelligibles, et finit
par trouver une belle vipère dont les couleurs pâles n’étaient pas
celles de la vieillesse. Au contraire. Il la donna à mon père qui la
prit par la peau du cou.
– Faites attention »,
prévint le vieux, « elle n’est pas méchante mais avec les vipères
on ne sait jamais ». Le serpent somnolait. Il se tordait mollement
en essayant de mordre le pouce de mon père, mais sans conviction. On
sentait qu’il n’y mettait aucune méchanceté, mais qu’il s’efforçait
plutôt de se conformer à sa légende de vipère. Mon père jouait avec
elle, et lui caressait la tête, ce qui n’avait pas l’air de lui
déplaire.
- D’où viens-tu,
vieil homme? Demanda mon père.
- De Dobroudgèa .
Répondit le vieux.
Je m’endormais
presque. Dobroudgéa. Le mot résonnait en moi: la poussière, la
chaleur, les vents qui rongeaient les montagnes les plus vieilles de
l’Europe, la pauvreté: mais aussi, les marécages et les roseaux du
delta du Danube ; j’avais entendu le récit d’un voyageur que la nuit
avait surpris là-bas. Des pêcheurs lui avaient offert l’hospitalité
mais l’air de la cabane dans laquelle il avait été installé lui
ayant paru trop étouffant, il avait exprimé le désir de coucher à la
belle étoile.
- Faites comme vous
voudrez ! Avait répondu son hôte tandis que les autres pêcheurs
échangeaient des regards amusés. Le voyageur eut une nuit de
sommeil, un sommeil profond et enivrant comme dans le berceau oublié
de son enfance. Il fut réveillé par un tendre rayon de soleil qui
chassa sur ses paupières les derniers rêves de la nuit. De bonheur,
il fit jouer ses muscles; ceux-là n’étaient pas engourdis, mais
gonflés, comme doublés. Et, ce fut alors que cela se produisit: sur
sa poitrine, perçant entre deux boutons de chemise pointa une tête
fouineuse comme un périscope. Un serpent de lac, serpent vert,
dégagea doucement ses anneaux, en ondulant, et, avec un petit
sifflement, s’en alla vaquer à ses occupations de la journée. Puis,
ce fut comme une couverture de serpents entrelacée qui se décolla de
la peau du voyageur. Plein de reconnaissance pour la chaleur qu’ils
avaient trouve dans le froid de la nuit, ils s’effilochaient, et
s’en allaient dans l’allégresse. –
- Oh! Elle m’a quand
même mordu ! Dit le père en montrant la paume de sa main où perlait
une goutte de sang. Le mendiant eut l’air
ennuyé. il
se dressa et mis sa main frêle sur ma bouche. Mors-la, fillette,
dit-il. Une brusque sauvagerie s’empara de moi. Farouchement je
serrai mes dents jusqu’à ce que la peau craque. Puis à regret je
lâchai prise. Le vieux recueilli une goutte du sang de mon père sur
un fétu de paille qu’il plongea dans sa plaie. il se pencha ensuite,
et aspira le venin dans la main de mon père. Après quoi, il arracha
les dents de la petite vipère, une à une, les épines, et la jeta
édentée, au bord du chemin; il l’abandonnait à son destin. Or, c’est
précisément à cet endroit que le chemin débouche dans un pré où les
fillettes du village conduisent les vacher pour la journée. La
couleur du ciel devenait rapidement d’un bleu de plus en plus
sombre. Les silhouettes des filles qui, debout, scrutaient
silencieusement le ciel, en ce demandant peut-être s’il allait
pleuvoir, m’émurent curieusement.
-Arrête, frère ! Dit
le vieux. Mon père protesta de tout son cœur.
– Que vas-tu faire
ainsi dans les champs ? Viens donc passer la nuit chez moi.
- Pour moi il n’y a
plus de demeure ! Fit l’autre sur un ton tendu. Nous nous
arrêtâmes. Le vieux avait une étrange autorité. Il sauta à bas du
chariot.
- Prenez les serpents,
monsieur ! , lui criai-je.- Ils sont sur moi ! Et je tirai
précipitamment par la queue un long serpent sans aucune écaille qui
avait laissé sur mes cotes une trace visqueuse qui me donnait la
nausée. Je le jetai dans l’herbe. J’en extirpai ensuite deux autres
- des fiancés, évidemment, que je jetai sous le regard opaque du
vieux. Quant à celui-ci il déposait calmement tout le petit peuple
qui grouillait sur lui. Tout était calme et recueilli. Le vieux
avait, je crois, la mélancolie du rêve accompli, un petit air de
quelqu’un qui a quitté des choses aimées pour suivre une chimère.
Pour quoi ces terres comblaient-elles son âme ? Ses yeux se firent
distraits. Son regard s’embuait, devenait glauque, se couvrait d’un
voile blanc, tandis qu’il montrait sa dentition dans un sourire de
père heureux; des petites dents, demi-cercles bordés de noir, des
vraies dents de serpent, je le réalisais enfin. -Il meurt-
pensai-je, le cœur plein de pitié. A cause de la vipère. Et aussi:
les serpents aiment le lait, il est vrai! Dans mon demi-sommeil, je
me donnai cette prosaïque explication, car je voyais la tribu de
serpents glisser dans l’herbe. En frissonnant je fermais les yeux.
Sur les jambes des vaches, lierre sur une colonne, les serpents
grimpaient, se lovaient, leur bouche innocemment tendue vers le
lait. Serpents pauvres de Dobroudgéa !
A Frasinet le jour
commença tôt pour Fanoutza; vers cinq heures du matin elle était
assignée à distribuer la nourriture du bétail; une des punitions
infligée par son père qui trouvait qu’elle perdait trop de temps
avec les romans, et aussi qu’une certaine arrogance remplaçait peu à
peu chez elle le sens des réalités. Comme remède, ce pédagogue de
père, avait pris quelques mesures destinées à rabattre le caquet de
cette insolente créature que devenait son enfant. Et qui palliait
par la même occasion au manque du garçon de ferme appelé pour le
service militaire. Tirée du lit par froid orgueil plutôt que par le
réveille-matin, Fanoutza sortit en chemise de nuit. Enfilant ses
sandales elle se rendit à l’étable. Là, évitant adroitement les
bouses, elle passa entre les vaches, monta dans l’auge et tira par
le trou pratiqué dans le plafond de la grange un honnête brassé de
foin pour chacune; elle passa du côté de l’unique cheval laissé pour
compte par la guerre, se garda précautionneusement de se mettre à la
portée de sa bouche car il était imprévisible et répéta l’opération.
Elle sortit sur le pas de la porte et contempla les lueurs vagues
qui venaient déjà. Derrière elle le bruit de mastication et la
tiédeur de l’étable, devant elle l’été frais, l’aube. Elle était
complètement réveillée à présent, pleine d’une énergie qui se
transformait en, bienveillance sous l’effet lénifiant de l’endroit.
Elle revint sur ses pas, ouvrit le petit trou pour évacuer le
fumier; de quelques coups précis de sa pelle elle y jeta les bouses
et la paille mouillée. Ceci n’était pas son travail. Aussi, toute
contente du crédit moral qu’elle s’était octroyée, elle émergea de
nouveau à la lumière naissante pour trouver le vieux chien berger
qui revenait de sa tournée du jardin. Le chant des coqs se répandait
partout dans le village. A cette heure, - elle avait appris que
c’était l’heure de sa naissance - un flot d’énergie ne manquait
jamais de la submerger même après des nuits blanches; une sorte
d’enthousiasme qui montait. Elle commença à chantonner intensément
en noyant les sons dans sa poitrine qui vibrait, ce qui provoqua un
accompagnement inattendu. Le chien grondant chantait aussi. Elle
n’avait pas envie de se remettre au lit. D’ici un moment la maison
allait se réveiller, - père, mère, servante, les deux officiers en
réserve qui. avaient réquisitionné des chambres, - et tout le monde
vaquera à ses travaux. Elle resta un peu indécise et pensa profiter
de la maisonnette en bois, des toilettes, tant que personne n’en
voulait pas. Mauvaise surprise: piqué au clou du papier hygiénique
s’étalait le roman policier qu’elle n’avait pas fini de lire;
cassé en fascicule, ensuite déchiré en largeur de la page et tout
bien mélangé pour rendre impossible la reconstitution. Elle blanchit
de rage et d’humiliation; ayant failli à l’examen d’entrée au lycée
de Campina et obligée d’essayer encore à l’automne elle comprenait
très bien le message. L’envie de profiter des commodités lui passa
et elle commença en souriant froidement à rassembler les morceaux;
son haïssable père ignorait - quand sournoisement et étouffant un
rire enfantin, il avait cueilli de la main endormie de sa fille le
bouquin, qu’elle n’en avait plus à lire que le dernier chapitre;
patiemment elle récupéra quelques vingt pages, les fourra sous sa
chemise de nuit, et se composa un visage insouciant. Elle songea
avec un déchirement connu qu’un de ces jours elle allait s’enfuir de
la maison. Tout était préparé dans sa tête; elle attendait seulement
d’être plus grande, d’avoir onze ans par exemple, au début du
décembre. Tout à fait sobre maintenant, elle se mit au lit, se
tourna vers le mur, ramena ses genoux sur sa poitrine; quelques
minutes après elle dormait, les pages du livre chiffonnées contre sa
peau.
Le père gardant les
yeux fermés, entendit sa fille revenir dans sa chambre. Avec un
petit plaisir malicieux il imagina la colère de l’indomptable et
supputa les chances de ses trouvailles dans les quartiers privés.
Elle devenait de plus en plus difficile à tenir; il se l’imaginait
matée à la manière d’un petit cheval car cette enfant était pour
lui un joujou encore tout neuf. Il se réjouissait de lui avoir
appris le calcul à cinq ans, de lui interdire la viande comme
malsaine pour les enfants, - une idée prise dans un almanach
populaire,- de lui faire apprendre par cœur un poème intitulé « Le
Père », et qui devait contrecarrer « La Mère » de Gheoghe Cosbuc
qu’elle avait appris à l’école. Il était délicieusement jaloux de
sa femme et de sa fille, également. Car s’il y a des filles qui se
conforment au bon vieux Freud, il y en a d’autres qui vont se mettre
du côté de la mère en. apportant à cette dernière un solide appui,
en l’occurrence, dans la discussion. Lui-même était parfois victime
de se arguments.-« Père il semble que les lapins angoras ont un bon
rendement: un seul couple produit des dizaines de petits lapins par
an, et la quantité de laine et de viande ! » Et au père,- qui voit
naturellement grand depuis son voyage en Amérique,- de construire
une dizaine de cages et d’acheter quelques couples. Fanoutza s’est
occupée une semaine et pendant le reste de l’année tout le monde
suffoqua dans le poil d’angora, s’habilla d’angora et mangea du
lapin blanc jusqu'a ce qu’une mystérieuse maladie leur sauva la
mise. A l’occasion d’un reproche à propos de sa négligence envers
les lapins Fanoutza s’était dressée comme un serpent devant son
père; un petit serpent d’une coudée qui sifflait:
- Je veux chercher mon
Moi, père, et non pas garder vos lapins !
- Maintenant, ton Moi
tu vas me te le chercher dans tes livres de classe car si tu rates
encore ton examen, tu iras le chercher parmi les vaches. » Le père
resta un moment songeur: il lui semblait aussi qu’elle avait une
idée nouvelle dans la tête. Le pope du village lui avait rapporté
une conversation qu’il avait eue avec Fanoutza, conversation qui
s’était déroulée sur le chemin de retour de Campina où ils
s’étaient trouvés compagnons de chemin, pour les sept kilomètres à
pied. Tout en dévalant de conserve la côte, enjambant le pont sur la
rivière et remontant sur la terrasse des Frasinet, le Pope crût
devoir lui conseiller :
- Il faut étudier, on
tu restera à garder les oies du village ! Formule stupide qui ne
repose sur aucune réalité,- pensa le père,- le village ne fait pas
d’élevage d’oies. Elle avait répondu clairement et distinctement car
parfois l’émotion la faisait balbutier, mais pas cette fois-ci
- Je m’excuse mais
moi je ne vais pas garder les oies, je serai journaliste et je
signerai Stéphanie Keats Burke ! ». Le pope est resté ébahi autant
qu’elle-même devant ce programme qui comme Pallas-Athena sortait
tout habillé de la tête de Jupiter. Après quoi elle avait du rougir,
prendre congé, et se perdre brusquement à une bifurcation du chemin;
le pope avait bien failli croire qu’il avait eu une vision car il
ne connaissait pas bien Fanoutza; dans tout ce qu’elle faisait, elle
se comportait comme une bourrasque toute légère qui ne faisait que
passer. Sans doute pour avoir le temps de paresser car, ou bien
elle ne faisait rien ou elle imposait à ses actions un rythme rapide
et efficace qui relevait de la magie.
Eufrosinia bougea à
côté, se lèva doucement pour préparer le petit déjeuner. Au même
moment Stela, la sourde-muette dans la soupente fit tomber
lourdement son soulier: -« Comme elle n’entend pas » ... ceci dit,
il fallait se lever, porter le fromage et le beurre à Campina avant
que les avions américains n’arrivent, enfin peut-être
qu’aujourd’hui s’accomplira la prière d’une vieille qui disait
l’autre jour –« Bon Dieu, envoie-les à Ploesti ! » Enfin si Hans
Muller descend prendre son beurre il les préviendra car les
Allemands le savent, des heures avant, par le radar. Gheoghe se
demande comment les Américains n’ont pas découvert et bombardé le
radar allemand, car il est bien en vue sur la colline et les espions
américains ne doivent pas manquer dans cette région où les sociétés
pétrolières étaient pour beaucoup anglo-américaines. De surcroît les
femmes achètent des corsages en soie de parachutes, parachutes de
qui? Eufrosinia, la distraite voulait mettre ce corsage dimanche,
avec tous ces allemands aux environs. Gheorghe pensa, bien embêté,
qu’un jour les avions découvriront le radar et qu’il suffisait de
manquer la cible juste un peu, pour que sa propre maison construite
à la base de la colline, y passe. Mais son optimisme naturel prit le
dessus et il fit le plan de la journée.
- Bon, alors on y
va !
Théodore Colan sentit
dans le dos quelque chose de chaud et de vivant. C’est le chat, se
dit-il dans le demi-réveil, il bougea pour le sentir mieux et non
pour le déloger, mais non, il n’y avait pas de chat, juste un petit
rayon de soleil qui tombait sur sa peau. Il savoura la sensation un
moment, ensuite ouvrit les yeux et prit possession de la petite
chambre, presque un placard où son ami Norel l’avait hébergé. La
maison appartenait à la grand-mère de celui-ci, femme pauvre s’il en
fut, dans le faubourg de Campina, à la lisière des champs. Théodore
se leva d’un bond souple, chercha des yeux de 1’ eau, un évier, une
cuvette, un broc, quelque chose, il n’y avait rien; il passa ses
vêtements, et ouvrit la porte. La sortie s’arrêtait net sur un petit
mur; une poubelle et quelques brins d’herbe qui avaient trouvé
moyen de vivre dans les failles de la petite cour de béton. Il
tourna le coin de la maison et découvrit la pompe à eau; mais là,
langoureusement appuyée sur le fer, Adalgiza, la discrète putain oui
était la locataire de la grand-mère, souriant de sa belle bouche
charnue, tenait de ses deux mains les mains d’un jeune soldat
allemand. Ils balançaient leurs bras à droite et à gauche comme si
c’était un hamac; geste charmant qui implique une communion des
cœurs, une hésitation aguicheuse, une promesse, autant qu’un refus
possible, bref un geste imprévu s’il en fût de la part d’une
professionnelle, d’autant plus que Dotzy le jeune allemand, un de
ses habitués n’arrivait pas, mais partait. L’uniforme chiffonné, le
képi posé sur ses cheveux blonds et courts penchait un peu comme
s’il était ivre, montrant qu’il se souciait peu de son apparence.
La grand-mère informa
Théodore que son ami était parti faire la cueillette des plantes ou
de la rosée des plantes. Il tourna vers la ville, l’allemand lui
cria tapant sur sa montre « Onze heures, alarme!, Avion américain,
boum, boum! » « Merci, oui ! » Il savait, tout le monde savait que
parfois vers onze heures il y avait un bombardement. A onze heures,
la ville se déverse dans les villages alentour et attend le passage
des avions. Mais il n’est que sept heures. Il marcha vite en pensant
à son ami le sorcier amateur, cabaliste, alchimiste,
prestidigitateur, et tout ça à 17 ans. Il étouffa un rire heureux au
souvenir de leur dernière aventure occulte. Cela se passait au
cimetière Belu à Bucarest quelques jours auparavant. Le tombeau de
Iulia Hasdeu, a Bucarest, est le lieu de rencontre de tous les
spiritistes roumains. Iulia Hasdeu est une poétesse qui morte à 15
ans, continua a communiquer à son père poèmes et musique d’outre
tombe. Elle lui donna même les dimensions d’une chambre
souterraine, avec table de travail et instruments de musique. Elle
indiqua aussi le plan du château de Campina que le père Hasdeu,
écrivain connu, bâtit suivant les instructions de sa fille. C était
justement ce château que Théodore et Norel venaient voir à Campina.
Mais c’est dans le tombeau de Bucarest qu’ils avaient eu leur
première expérience occulte. Norel, l’homme de connaissance, et
Theodore, son témoin, car l’école roumaine de sorcellerie requiert
la présence d’ un témoin impartial pendant le travail qui autrement
pourrait être une affaire de suggestion de l’opérateur,- s’étaient
laissés enfermer dans le cimetière. A la tombée de la nuit, ils
avaient ouvert le loquet fermant les deux volets posés à même la
terre et descendu un petit escalier en colimaçon. Après avoir
rabattu les volets ils s’étaient installés, Norel à la table de
pierre, Théodore dans le chaise de musicien. Norel avait allumé les
bougies, brûlé les essences, et ouvert le grimoire espagnol du
seizième siècle que Théodore avait subtilisé chez un oncle. Vers
minuit ils ont dû remplacer les bougies, la récitation de Norel
sonnait de plus en plus découragée, Théodore s’était assoupi: rien
ne se passait. Mais Norel est tenace, aussi continua-t-il d’une voix
monocorde à dire les mots tout en se demandant si la faute
n’incombait pas à sa mauvaise prononciation du vieil espagnol, car
il l’avait appris tout seul. Vers deux heures Théodore qui était
rompu de fatigue après une journée de basket-ball ronflait
légèrement. Tout à coup il se réveilla, les cheveux dressés sur la
tête. Il regarda Norel qui avait ramassé le bouquin et se
précipitait déjà en haut, rejetait violemment les volets et
jaillissait dans la lune mourante... Théodore qui suivait
prestement, sentait derrière lui une respiration haletante et sur
les marches de métal le cliquetis des talons féminins. Escalader le
mur du cimetière fût l’affaire d’un rêve. Théodore rit du souvenir,
inquiétant ainsi un chat qui prenait le frais sur une fenêtre. La
journée s’annonçait magnifique, la rosée s’évaporait en faisant de
la brume irisée, signe de beau temps chaud.
La raffinerie de
pétrole le reçut dans son coeur au tournant de la rue. Bombardée
constamment depuis une année, elle avait maintenant l’air terrible
d’une bête qui avait appelé en elle-même des forces secondes plus
vives et plus énergétiques. Théodore pénétra par une déchirure. Les
serpents de métal s’enchevêtraient au-dessus de sa tête. L’image
inévitable qui venait était celle d’une forêt tropicale qui ne se
souciait guère de l’intrusion de l’insignifiant adolescent;
celui-ci, humblement voleur, s’empiffrait d’une portion de cette
force, avalait subrepticement et goulûment cette nourriture inconnue
qui émanait du colosse. Voilà qu’une inhalation plus profonde se
réglait d’elle-même, lui nettoyait, lui balayait les poumons. Comme
un alcool plus pur, il lui remontait dans la gorge. Comme un
sanglot. Une sorte de solidarité ardente le joignit a la structure
forces et à la lutte que les éléphantins pythons je métal semblait
livrer à l’ennemi invisible, comme s’ils étaient bloqués dans une
clef mortelle. Théodore essaya d’analyser à quoi pouvait tenir cette
solidarité humaine avec un objet, une structure, une construction
où il n’avait aucune part? L’éblouissement devant ce que peut faire
la main de l’homme que n’aurait manqué de relever son père
ingénieur, lui faisait complètement défaut. Y avait-il dans le jeu
des lignes une rencontre de forces vives suggérant une oeuvre
d’art ? Comme un animal, comme une bête blessée, cette structure
n’inspirait pas pitié; sentiment ridicule, impensable devant la
force ramassée, ni pour l’attaque ni pour la défense, mais en
soi-même. Théodore était soulevé par un vent d’ardeur semblable à
une bouffée de patriotisme, autre sentiment qu’il ne se connaissait
pas, car il était né à Paris et il attendait le moment d’y
retourner. Peut-être n’y avait-il que sa jeunesse et ce beau matin
pour expliquer cet enthousiasme. Pensif, il attendit immobile que
toutes les émotions se déposent sur les parois de son âme. Il revint
vers la maison de la grande mère. Norel, n’était pris encore revenu.
S’il n’est pas mort, il exagère! Se dit Théodore content de son bon
mot.
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