En lisant les autoportraits de Rembrandt

par Florin Rogojan

                                                                                 

 

 

«Moi-même, qui ne sais pas peindre, n'ai-je pas depuis  longtemps le projet de construire mon «autoportrait» par un collage (que j'imagine impressionnant!) de tous les photomatons que j'ai agrafés depuis plus de vingt ans sur tant de pièces d'identité. Quel relief temporel, quelle leçon d'humilité... Le tout est d'être le premier à avoir l'idée, et j'arrive sans doute trop tard.»

                                                            Philippe Lejeune 

   

 

 

I. Le sujet pictural et son schéma. Comment construire le scénario de la confession. Temps et espace de la subjectivité.

 

            Le terme d'autoportrait est une invention culturelle tardive, qui date seulement du XIX-e siècle. Rembrandt ne le connaissait certainement pas. C'est par l'expression « portrait de l'auteur fait par lui-même » qu'on désignait à son époque ce genre pictural, définition qui met plus précisément en évidence le travail qu'une telle œuvre exige. En effet, se peindre demande de l'artiste, plus qu'une simple représentation de son image, le déploiement d'un véritable scénario de la confession, dans les cadres duquel le peintre choisit délibérément un schéma du sujet, un espace et un temps de la subjectivité. Mutatis mutandis, on dirait que c'est la fameuse règle des trois unités que cette démarche suppose, car l'artiste est devenu entre temps aussi modèle, donc personnage – donc acteur.

            Toute la production d'autoportraits de Rembrandt (qui s'identifie à peu  près avec son œuvre, tant il l'a poursuit tout au long de son activité) relève de cette « mise en scène ». Les frontières du choix de l'autoperception sont assez étroites, la plus grande majorité des autoportraits étant figurés en buste. Sont rares ceux qui présentent une pose de trois-quarts, et à titre d'exception les tableaux le montrant en grandeur nature. Pourtant, en tant que personnage, Rembrandt ne se répète presque jamais et on a par la suite une série de scènes de monologue à l'intérieur desquelles évolue une typologie humaine: le jeune homme mélancolique, le militaire, le prince oriental, le bourgeois aisé, l'enfant prodigue, l'artiste au travail, le maître respectable, l'apôtre, le peintre etc. Chaque hypostase identitaire réclame et assume par rapport aux autres une individualité du récit qui la met on jeu. Si on prend, par exemple, les premiers deux autoportraits peints, de 1628 et 1629, on remarquera que tous les deux figurent l'image d'un jeune homme dans une pose presque identique, mais tandis que le premier suit un schéma de la mélancolie, le second relève d'un scénario de l'étonnement, de la surprise. D'ailleurs, il n'est pas toujours facile de décrypter le récit pictural par lequel Rembrandt se met en scène. C'est seulement en 1973 qu'on a évoqué l'anecdote du peintre Zeuxis à propos du tableau de 1662, et cela grâce à la liaison qu'on a fait avec un autoportrait d'un de ses élèves, De Gelder, qui utilise le même sujet. Ou bien, on a vu dans L'autoportrait en enfant prodigue dans un auberge simplement l'image d'Un officier assis, qui caresse une femme, en tenant à la main un verre de bière. L'identification de la figure féminine comme Saskia et d'autres éléments du tableau (particulièrement la taille accrochée au mur du fond symbolisant le bâtonnet sur lequel l'aubergiste marque d'une entaille les consommations non payées) a permis l'approche du couple Rembrandt et de ce thème populaire tiré du Nouveau Testament. Enfin, on n'a pas cessé de s'interroger sur la signification du choix du maître de se représenter – dans le tableau de Kenwood House (c.1665-1669) – avec deux cercles, dans lesquels on a vu des signes cabalistiques, la preuve d'un savoir-faire accompli etc.

   

            Ce scénario de la représentation (ou bien de la confession) subit de la part du peintre certaines modulations, selon le but qu'il donne à son image. On peut parler en ce cas d'une soit-disante manipulation de l'image de soi, démarche tout à fait habituelle chez un auteur pour lequel l'autoreprésentation n'est pas une prise de conscience, mais – comme le dit Svetlana Alpers dans son livre L'atelier de Rembrandt - « prise de possession de soi »[1]. Lorsque, très tôt, il se représente dans le tableau de Nuremberg (1629) avec armure, ce n'est pas pour donner un aspect martial à l'image, mais pour suggérer ses aspirations plus ou moins secrètes dans le monde artistique (la même valeur se retrouve d'ailleurs dans les autoportraits aux chaînes d'or). Ce jeu scénique lui permet de diriger le récit vers l'effet escompté. De même, le fait de rompre avec la « tradition » de sa représentation en vêtements à l'antique – appellation générique à son époque pour tout vêtement qui n'était pas contemporain – pour enfiler dans le tableau de Glasgow (1632) un habit alors fort à la mode chez les jeunes gens trouve son explication dans la possibilité de s'en servir comme un échantillon de son savoir pour les clients potentiels, d'habitude bourgeois aisés.

            La trame picturale par laquelle le peintre impose son personnage, c'est à dire lui-même, exige de sa part une certaine configuration chronotopiale en concordance avec le sujet et significative quant à ses intentions.

            En ce qui concerne l'espace, on remarque sa forte minimalisation sinon son  anéantissement  dans lesquels il faut lire l'intention auctoriale de concentrer l'attention et de focaliser l'intérêt des récepteurs vers le moi figuré dans une centralité paradigmatique. Il n'importe à Rembrandt qu'en tant qu'arrière-plan qui doit projeter de manière puissante le modèle représenté. Par conséquent, il sera presque toujours obscur ou en pleine lumière, mais fort indéfini. Dans un certain nombre  d'autoportraits, le peintre a choisi pour réduire au minimum l'arrière-plan la manière extrême d'un  format rond, ovale ou bien octogonal. Il y a pourtant des tableaux dans lesquels l'artiste esquisse des intérieurs – d'un auberge, de son atelier, d'une chambre etc. Ils s'inscrivent généralement dans la même direction de pauvreté scénique, conception d'une modernité saisissante qu'on retrouve par exemple dans le théâtre contemporain, avec Jerzy Grotowsky et sa notion de « théâtre pauvre » ou « purifié » (conception qui implique nécessairement un appauvrissement du décor jusqu'à sa totale disparition pour laisser la place, sur la scène vide, à l'acteur seul, mieux mis ainsi en évidence).  Plus intéressant est en revanche l'exemple du tableau de Londres (1640), où – en étroite liaison avec la spécificité du sujet – le peintre configure un espace traditionnel: en bas, c'est la balustrade qui renforce cet aspect (par les références à l'espace artistique italien – Raphaël – et allemand – Dürer); en haut, c'est la forme arrondie du tableau qui renvoie à un usage pictural (celui du Nord). Tout en affirmant sa valeur synchronique, Rembrandt s'insère ici dans la diachronie des grands maîtres de la peinture.

La temporalité comporte d'ailleurs dans ses autoportraits un double traitement: d'une part, on peut déceler une temporalité interne (le plus souvent faussée par le peintre) et, d'autre part, externe, engendrée par les mentions non-picturales (date de fabrication etc.). Peu troublante à cause des procédés modernes de datation, celle-ci rapproche les nombreux autoportraits de Rembrandt du statut du journal, surtout par une configuration discontinue, fragmentaire, brisée du vécu.

   

            La temporalité interne, en revanche, implique – à un premier niveau – l'évidence de l'âge du modèle (qu'on voit vieillir au fil des années) et – au second niveau – la fausse perspective imposée par Rembrandt. Celle-ci se  traduit par le goût du peintre de se figurer en vêtements à l'antique ou même fantaisistes. Les habits sont rarement contemporains, dans la plupart des cas renvoyant à une mode du XV-e ou XVI-e siècle. Parfois, il combine les éléments vestimentaires – comme dans L'autoportrait au chevalet de 1660 – mais même dans les cas où il s'est peint en habits de son temps il n'hésite pas à transfigurer par un petit détail la réalité en faveur de son but. Dans le panneau de Nuremberg (1629), par exemple, son aspect fait référence à une mode d'essence aristocratique populaire en France, Angleterre et Allemagne au début du XVII-e siècle (à cause de la mèche nommée « cadenette »), mais pratiquement ignorée au Pays Bas. Il faut souligner pour conclure cet aspect que l'option de fausser ou non la perspective temporelle tient toujours chez Rembrandt de ses ambitions artistiques ou sociales. Lorsqu'il enfile des vêtements de bourgeois aisé c'est l'intention cachée d'attirer ses clients par son savoir-faire qu'on doit lire; quand il anéantisse le présent pour s'enfoncer dans un passé lointain c'est plutôt le désir de se faire (re)connaître en tant que peintre, de s'ancrer dans une tradition ancienne qu'il veut insinuer. Le refus du présent symbolise en effet l'embrassement d'une atemporalité de la valeur esthétique. 

II. Le langage, lieu de la phénoménologie du moi dans l'autoportrait. Style rugueux et panneaux grattés.

                                   

            Si, comme l'a dit Nelson Goodman dans son livre Langages de l'art, « fabriquer une image contribue généralement à la fabrication de ce qui est à représenter par l'image »[2], on comprend mieux pourquoi Rembrandt a représenté dans ses autoportraits plutôt l'activité visuelle qui l'amène au modèle que le modèle lui-même. La chose est plus claire si on prête attention au fait qu'à l'époque son autoportrait était cherché non seulement parce que c'était le maître figuré dedans, mais surtout parce que c'était une de ses œuvres, un échantillon de sa technique alors supposée très originale. En fabriquant – et puis trafiquant – son image, Rembrandt fait mieux connaître non seulement son identité physique, mais aussi une technique picturale bien individuelle. Ce n'est pas sans importance le fait que très tôt, dans la pratique de son atelier, il faisait copier par ses disciples ses propres autoportraits. La marque Rembrandt, avant d'être figurée par certains éléments constitutifs de ses œuvres (les bonnets, par exemple) était consacrée par le style caractéristique, de nature essentiellement rugueuse. Le traitement particulier de la couleur étonnait déjà ses contemporains par la substantialité que le peintre accordait à cet élément de construction. Elle est distribuée en couche épaisse, ce qui rend d'une manière plus convaincante la matérialité de l'objet, telle que l'on peut observer dès le premier autoportrait peint (1628), dans l'exécution du col blanc. Cet empâtement de la surface peinte, plus concentré dans les parties éclairées, donne une puissance de lumière à la toile, parce que la représentation joue avec les reflets de celle-ci sur ses irrégularités. Cet effet n'est pas dû au hasard, car on a une lettre de Rembrandt de 1639 où il recommandait d'accrocher ses tableaux en pleine lumière pour qu'ils puissent étinceler. A propos de l'aspect rugueux de ses tableaux, le biographe Arnold Houbraken affirme que sur un portrait du maître « la couche de peinture était si épaisse qu'on pouvait soulever le tableau par le nez »[3]. La technique de l'impasto, de la peinture en relief était d'ailleurs assez critiquée chez un peintre qui refusait de se plier aux règles édictées par le classicisme naissant (qui recommandait une surface lisse pour les tableaux). Bien que peu apprécié, le style rugueux permet à Rembrandt d'affirmer la parenté qui existe entre sa couleur et la chair humaine. La décomposition de la couleur montre sur les visages des autoportraits la décomposition de la vie; l'effet du temps qui touche à la peau en la griffant impitoyablement est remarquablement suggéré par l'alternance des couleurs chaudes et froides. Ainsi, les premières rides, près de l'œil gauche, et le début d'un double menton s'annoncent déjà dans le tableau de Glasgow de 1632. Le front commence à être barré de rides à partir de l'année suivante, mais c'est généralement depuis 1640 que la figure montre les signes du vieillissement: on observe les stries à la naissance du nez, la ride entre les sourcils, la chair qui perd de sa fermeté et les bajoues qui s'accentuent. Quinze ans plus tard, la peau est flasque et le double menton alourdit. Une succession filmique des tableaux pourrait peut-être donner pour quelques instants vie au modèle, mais seulement pour le montrer vite vieillir.

 Une autre caractéristique de la disposition de la couleur réside dans ce qu'on a appelé parfois l'aspect inachevé de la peinture de Rembrandt. En effet, quelques autoportraits, en particulier ceux de 1645 et 1652 (qui marquent aussi les limites temporelles de la césure instaurée dans sa création) surprennent par l'attention que l'artiste a prêté dans le rendu du visage en contraste flagrant avec le schématisme du corps à peine esquissé.

   

           Bien qu'on lui ait reproché cette inadvertance, il répliquait qu'un tableau est fini quand le peintre accomplit ce qu'il a voulu. Mais l'inachevé de ses autoportraits joue en effet avec la lumière et l'ombre et il se charge d'une orientation du regard récepteur vers ce que le peintre lui a voulu montrer. Le tableau nous impose une manière de lecture; et s'il est question de liberté dans ce processus, c'est toujours la liberté du regardé (le tableau), et non pas du regardant (le lecteur).

            Il faut ajouter, en ce qui concerne la technique de travail du maître, le procédé tout particulier par lequel il exécute sa chevelure, surtout dans les autoportraits de jeunesse. Ainsi, pour rendre les boucles de ses cheveux embroussaillés il griffe avec l'extrémité du pinceau ou avec l'appui-main dans la peinture fraîche, ce qui fait apparaître la couche sous-jacente, plus claire. Parfois, il reprend cette modalité lorsqu'il peint sa barbe naissante (comme dans le tableau d'Indianapolis, de 1629) ou la toison abondante d'un chien (pour le caniche de L'autoportrait en costume oriental de 1631).

            Quant à la composition des autoportraits, Rembrandt a quelques fois posé de face, mais généralement il pose tourné vers la gauche, comme nous le montre L'autoportrait au chevalet de 1660. (Ce tableau surprend par l'intention presque ludique de l'artiste de reposer sur le chevalet un panneau en bois, tandis que l'œuvre est peinte sur toile. Ce n'est pas la seule inadvertance: de son costume, seulement le bonnet blanc lui est contemporain. On décèle ici une façon particulière de rompre avec l'illusion picturale: ceci n'est pas Rembrandt.) Ces positions lui permettent de mieux travailler avec le miroir, placé lui-aussi à gauche du chevalet. Il y a pourtant deux autoportraits où le peintre s'est représenté tourné à droite – l'un de 1659, où il prend cette pose exceptionnelle semble-t-il du célèbre Portrait de Baldassare Castiglione de Raphaël (dont il a déjà dessiné une copie), l'autre de 1662, où il s'hypostasie dans le personnage du peintre grec Zeuxis. Ils représentent un véritable défi, car pour un artiste droitier comme Rembrandt cette position gêne pendant le travail – la main qui peint barre tout le temps l'image que lui renvoie le miroir.

            A titre de bizarrerie d'artiste on peut ajouter ce fait divers: grand nombre d'autoportraits sont réalisés sur des supports « recyclés » dont le peintre a gratté l'ancienne composition. Loin d'être un incident, le procédé recouvre pratiquement toute sa carrière – c'est le cas, entre autres, des œuvres de Boston (1629), Liverpool (1630-1631), Londres (c.1637), Londres (1642), Florence (1655) etc. Outre les raisons d'ordre économique – les  panneaux neufs coûtaient assez cher à l'époque – on a interprété ce geste en suggérant que les autoportraits ne représentaient dans l'ensemble de son œuvre que des études, ce qui n'est pas convaincant, car un tableau de jeunesse comme celui d'Indianapolis (c.1629) qui a servi de modèle pour de nombreuses copies d'atelier n'est pas un palimpseste. Autres interprètes y ont vu un signe du fait que les autoportraits n'étaient pas destinés à la vente; encore une fois, la réalité contredit l'hypothèse, car l'autoportrait de Liverpool (1630-1631) se trouvait  quelques années après son exécution sur un panneau de récupération dans la collection royale de Charles I-er. Mais le geste de mettre son image à la place d'une autre brutalement enlevée trahit au niveau de la pure interprétation toute la volonté et la hardiesse avec lesquelles le peintre a voulu imposer son moi, notion générique dont les connotations renvoient à la fois à l'existence historique et artistique de Rembrandt.

 

III. La perspective auctoriale, source démiurgique de l'autoportrait. Simultanéité et/ou rétrospectivité

           

            La définition que Philippe Lejeune donne de l'autobiographie dans son ouvrage Le pacte autobiographique stipule en tant que condition essentielle du genre l'existence d'une perspective rétrospective du récit de la vie[4]. Les donnés de sa théorie, transposées du domaine de la littérature à celui de la peinture, nous font vite remarquer que cette caractéristique n'est particulièrement pas respectée dans le cas des autoportraits. Bien au contraire, on a pris l'habitude de penser cette forme d'art comme appartenant foncièrement à l'empire de la fulgurance, de l'immédiateté: le peintre se représenterait tel qu'il se voit hic et nunc – la durée n'est pas le propre d'un art de l'espace.

Regardés de près, un grand nombre des autoportraits de Rembrandt vérifient cette arrière-pensée. Le maître semble y vouloir éterniser l'éphémère de l'instant, son regard et son attitude en tant que modèle étant entièrement redevables à une vision du momentané. Parfois – et c'est le cas du tableau de Munich (1629) – les dimensions contribuent aussi à cette impression. Rembrandt y est l'image de la surprise.

   

            L'agrandissement ultérieur du panneau en bas et à gauche a neutralisé son effet d'instantané (mais les parties rapportées ont été à cause de cela supprimées entre 1956 et 1967). Qu'il soit mélancolique ou gai, triste, interrogateur, surpris, morose, digne, imposant ou seulement préoccupé, le personnage qu'est le peintre reste dans ces œuvres le prisonnier du « maintenant ». Il nous engage dans un perspectivisme de la simultanéité qui nous impose – sans pourtant jamais le voir! - le miroir dans sa présence la plus matérielle. L'autoportrait au chevalet de 1660, par exemple, surprend avec précision le moment du dernier regard dans la glace avant le commencement du travail. Très concentré, le peintre scrute ce qu'il voit d'une manière à la fois minutieuse et rapide. On dirait que c'est l'espace d'une seconde qu'il peint, en effet. Autoportrait, dessinant sur une plaque de 1658, sa dernière gravure, provoque la même impression. Le regard du peintre devient le point de fuite de l'instant où producteur et récepteur se confondent, où modèle et spectateur s'identifient dans l'atemporalité éphémère du reflet.

            Cette vision « sur place » de soi-même rapproche la collection d'autoportraits  - du point de vue métaphorique – du statut du discours journalier. Un exercice simple d'imagination peut facilement convertir les tableaux en feuilles de journal retenant l'essentiel de la vie de leur auteur. Le nombre élevé d'exemplaires (environ 90) rend l'illusion plus crédible; les attitudes tellement variées, les sentiments tellement nuancés, même les diverses techniques employées (peinture, gravure, dessin) concordent à la pertinence de la comparaison. Regarder les autoportraits signifie donc également « lire » Rembrandt, être les témoins du flux libre de sa conscience, l'accompagner dans une illusoire contemporanéité. Commencé vers 1627 et fini l'année-même de sa mort, ce journal nous livre le peintre: c'est un journal d'artiste. D'ailleurs, dans la lecture de Lejeune, le journal est lui aussi un genre qui faillit être une autobiographie à cause du manque de la perspective rétrospective.

            Pourtant, dans une certaine mesure, tous les deux discours gardent un degré minimum de rétrospectivité. Ni le stylo, ni le pinceau ne sont pas des baguettes magiques qui font naître d'un coup l'artefact. L'auteur de journal, bien qu'il écrive le récit de la journée, il le fait après les événements, en registre nocturne, espace de la réflexivité par excellence; le journal est dans la plupart des cas un noctal. Rembrandt, d'autre part, travaillait lentement. La vision sur soi devait par la force des choses être en quelque sorte rétrospective. L'exemple du tableau de Londres (1642) est représentatif par sa genèse extrêmement complexe: peint d'abord en 1630 et probablement resté inachevé, il est repris après une douzaine d'années pour une peinture du même sujet qui à son tour prend sa version définitive après plusieurs corrections. La radiographie d'autres tableaux du maître  met aussi en évidence cette vision d'après que le peintre s'est habitué à se donner. Autoportrait en Zeuxis (c.1662), ainsi que Autoportrait aux deux cercles (c.1665-1669) et Autoportrait (1669) ont été conçus à l'origine de manière à représenter le peintre en train de travailler, généralement avec la main levée en tenant le pinceau. Le remaniement ultérieur a atténué ou même changé – dans le dernier cas – cette hypostase initiale.

            On voit donc que l'univocité de la perspective auctoriale dans le sens d'une simultanéité absolue peut être à la rigueur mise en cause. La théorie fort répandue à l'époque de Rembrandt selon laquelle le peintre a déjà formulé son tableau dans sa tête lorsqu'il commence à travailler renforce à son tour l'idée de rétrospectivité.

 

IV. A la recherche d'un pacte autobiographique

 

            L'intérêt qu'on porte à un portrait augmente considérablement lorsqu'on apprend qu'il appartenait à tel peintre « being his owne picture & done by himself »[5]: c'est que l'identité entre l'auteur et le modèle (le cœur de la signification de l'œuvre) fonde la ressemblance. Pour le cas particulier de Rembrandt, cette identité semble être formulée d'un façon presque obsessionnelle à cause du grand nombre des tableaux qui réclament le statut d'autoportrait. Parfois, une inscription – d'habitude non autographe – s'ajoute dans ou sous l'image pour mieux accentuer ce lien identitaire, comme c'est le cas de la toile de 1640 (le mot « Contrefeycel », « portrait » en néerlandais du XVII-e siècle, accompagne la signature[6]) ou du seul dessin où le peintre s'est représenté en pied (sous lequel il y a l'inscription en caractères de la fin du XVII-e siècle « Dessiné par Rembradnt van Rhijn d'après lui-même/ tel qu'il était habillé dans son atelier »[7]). Ce travail répétitif sur la même figure , toujours repris sous la même signature fait immédiatement penser à un certain pacte autobiographique conclu à travers l'œuvre. La définition que Lejeune donne de celui-ci réclame l'affirmation dans le texte de l'identité du nom, c'est-à-dire de l'égalité entre auteur-narrateur-personnage.

            Référent du sujet de l'énonciation, l'auteur signale sa présence dans la matérialité du nom apposé sur le tableau, tout comme l'écrivain l'inscrit sur la couverture du livre. Au début de sa carrière, Rembrandt expérimente plusieurs types de signatures: Rf, RHL, RHL van Rijn, Rembrant etc. (quête d'identité?). C'est vers 1633, après son installation à Amsterdam, qu'il lui trouve une forme définitive: le prénom est celui qui doit le faire célèbre, tel qu'était déjà le cas pour les grands maîtres Léonard, Raphaël ou Michel-Ange. Le prénom a en effet le pouvoir d'ôter l'individu du marasme du genre proxime que le nom de famille suppose (à cause de sa répétition au fil du temps), soulignant en même temps son individualité, donc sa différence spécifique, l'irrépétable de son existence. L'artiste n'est pas un Van Rijn tout d'abord, comme son père ou son fils, mais un Rembrandt  Le nom propre s'avère être le sujet intime des autoportraits, parce qu'il a le pouvoir d'imposer une existence dont il représente la quintessence. Il est intéressant de remarquer qu'aucun autoportrait dessiné n'est pas signé; quant aux gravures, elles sont accompagnées d'une monogramme (RHL) jusqu'en 1633 et puis signées comme les peintures.

            L'élégante calligraphie de son nom implique en subsidiaire l'idée que c'est toujours lui qui assume le rôle du narrateur. Figure du sujet de l'énonciation à l'intérieure de l'œuvre, ce nouveau statut est manifestement exprimé dans les autoportraits où le peintre apparaît avec les attributs de son métier: pinceaux, palette, appui-main, chevalet, habit de travail etc. Leur nombre n'est pas grand (et, en plus, le seul tableau qui le représentait en dessinateur est aujourd'hui disparu), mais il y aussi des exemples où Rembrandt a effacé  les symboles de l'activité de peindre, comme on l'a déjà vu. Il semble que la passion pour la peinture était obsessionnelle et égalée peut-être seulement par celle pour l'autoreprésentation. Qu'elle était « la seule chose qui compte »[8] (selon l'impression d'un de ses contemporains, Constantijn Huygens), on le comprend très bien en regardant Le peintre dans son atelier, panneau de jeunesse où, à part le peintre qui contemple son chevalet, seulement la lumière (!) habite l'atelier. Cet acte seul de contemplation fait surgir l'hypostase de narrateur que l'artiste possède. Peindre c'est sa façon de raconter. Le lien intime qui existe entre lui et son activité est suggéré magnifiquement aussi dans le tableau de Kenwood House, où la main « active » est pratiquement remplacée par les objets qu'elle tient – pinceaux, palette, appui-main. En reprenant l'idée de Svetlana Alpers, « la main du peintre est représentée dans ce qu'en termes aristotéliciens on pourrait appeler sa raison instrumentale »[9]. L'autoportrait avec butor, de son côté, laisse s'insinuer par un jeu de mots  - butor s'appelait pitoor à son époque, ce qui ressemble au mot latin pictor –  la même idée qu'il est un peintre. Et si c'est vrai que par la force des choses le peintre raconte toujours en nous montrant, la perspective des spectateurs peut en revanche assimiler jusqu'à l'identification cette fonction à celle du narrateur, car ils ont la liberté d'envisager les autoportraits comme une histoire.     

            Ce que le peintre raconte, c'est sa propre vie, non plus fragmentée en nombreuses miettes, mais rassemblée dans un récit cohérent; par une instance extérieure, c'est vrai, mais il est déjà courant de considérer le lecteur/le spectateur aussi comme générateur de sens dans l'équation producteur-œuvre-récepteur. Le personnage qui prend naissance dans les tableaux est déjà imposé par le nom de l'auteur. Le caractère référentiel est le lien qui les unit à partir de plusieurs éléments d'identité réitérés le long de cette inhabituelle expérience narratologique. Certains d'entre eux se retrouvent dès le  premier autoportrait indépendant, de 1628 – les cheveux ébouriffés, le nez épaté, le lobe de l'oreille bien marqué, le col traité avec soin. A ceux-ci s'ajoutent le plis un peu plus prononcé de la peau sur la paupière gauche dans les autoportraits qui mettent en lumière le visage. Mais rien n'égale pas la récurrence de l'objet qui représente la marque Rembrandt: les chapeaux. Qu'il s'agisse de bonnets ou turbans, bérets ou casques ou chapeaux – avec ou sans plume, ornés ou non d'un collier – ils sont tous devenus le lieu commun de  ses autoportraits. Ils diffèrent par forme et texture, mais chaque fois qu'ils sont utilisés ils dépassent l'état de simple élément accessoire pour renforcer la signification générale de l'œuvre. (Leur statut devenu consubstantiel à un portrait de Rembrandt fait par lui-même transparaît d'une manière satirique dans un dessin publié en 1987 dans les pages de The New Yorker Magazine. Le maître, placé devant le chevalet, demande qu'on lui apporte les chapeaux rigolos: « Hendrickje, I feel another self-portrait coming on. Bring in the funny hats »[10]).

            Tel qu'on peut voir, il y a donc à l'intérieur des autoportraits une manifestation bien distincte de trois instances – auctoriale, narrative et actante. Toutes les trois renvoient au même modèle dans la réalité – l'être historique  de Rembrandt. Si on ne peut pas généraliser l'existence d'un pacte autobiographique dans tous les autoportraits du peintre, il est préférable d'en reconnaître la présence au moins dans quelques uns.                                                       

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

1.Alpers, Svetlana, L'atelier de Rembrandt. La liberté,la peinture et l'argent, traduit de l'anglais par Jean-François Sené, Paris, Gallimard, 1991

2.Beaujour, Michel, Miroirs d'encre, Paris, Seuil, 1980

3. Corps écrit, no. 5, « L'autoportrait », Paris, Presses Universitaires de France, 1983

4.Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966

5.Goodman, Nelson, Langages de l'art, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990

6.Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975

Rembrandt par lui-même, sous la coordination de Christopher White et Quentin Buvelot, Paris, Flammarion, 1999


 

[1]Svetlana Alpers, L'atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l'argent, p. 274

[2]Nelson Goodman, Langages de l'art, p. 57 

[3]Rembrandt par lui même, p.34

[4]Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 26

[5]C'est la formule par laquelle le tableau de Liverpool est enregistré dans l'inventaire de la collection royale de Charles I-er en 1639.

[6]Rembrandt par lui-même, p. 173

[7]Idem, p. 187

[8]Idem, p. 121

[9]Svetlana Alpers, op. cit., p. 54

[10]Rembrandt par lui-même, p. 60

 

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